Zones sensibles
Le personnage qui raconte l’histoire de ce roman de Romain Verger, Zones sensibles, revient vingt ans plus tard comme professeur dans un collège où il avait été auparavant élève.
Il voyage en train pour rejoindre le collège, et tout de suite le lecteur est dans l’ambiance d’une classe où le professeur est chahuté, ne maîtrise rien, et se laisse porter par les rêves qui, pourtant, ne le tranquillisent pas, loin s’en faut. Et puis, il a ce problème de dos qui le tracasse, l’angoisse, et l’oblige à se soumettre aux examens médicaux. S’affirme alors une évidence, pas du tout rassurante : il ne pense à rien.
Mais il rencontre à la piscine Ariel, la professeur d’arts plastiques qui propose aux élèves de faire cuire les livres et de les cuisiner selon leurs goûts. Ariel qui disparaît.
Après l’opération, c’est le temps de la convalescence, dans un centre de thalassothérapie. Et de nouvelles rencontres avec des êtres en devenir, Ondine, Ophélie, des corps qui bougent et se transforment continuellement, comme celui du narrateur qui se fait et se défait, gage de progrès rapides. Progrès rapides dans la métamorphose du corps et perte du goût de la viande et de la lecture.
Zones sensibles est le premier roman de Romain Verger. Comme un retour aux origines marines de l’homme et un accueil de la mer pour des formes plus tout à fait humaines, des sortes de monstres marins, des corps-morts parfois… ou plus vraiment vivants. Un roman fort sur l’évolution de l’humanité. Un ton calme qui n’est pas la sérénité. Plutôt la quête de l’altérité et la chronique d’une folie.
DULLA
Fissions
Fissions, ce roman de Romain Verger, possède un titre puissamment évocateur, puisqu’il s’agit de la cassure d’un ensemble social et humain en de multiples particules élémentaires où la folie des personnages éclate en de monstrueuses scènes imaginées ou peut-être bien vécues.
Un homme enfermé dans un hôpital psychiatrique écrit le récit de sa vie depuis le jour du mariage avec Noëline, jeune femme minée par une histoire familiale anxiogène et qui se cloître dans la maison de sa mère. Cette journée du mariage à nulle autre pareille fait basculer le marié qui est aussi le narrateur du livre dans une suite tragique où les hallucinations et l’excès de lucidité perforent sa raison. Madeline, la jeune sœur de Noëline, fera les frais des disjonctions du cerveau du beau-frère. Emeline, l’autre sœur, ouvre un autre espace encore plus terrifiant, un château transformé en hôtel de luxe, où l’oncle Bruce procède à des interventions physiques sur les lèvres et dans les palais, un travail d’écarteur figeant les visages dans une posture où les bouches restent ouvertes au-delà du possible. Tout cela pris dans des cascades de rire générant des vérités molles et suspectes.
Fissions est le livre en train de s’écrire d’un auteur secoué par les ordures du temps, qui échappe au procès et à la prison, mais ne supporte pas l’univers psychiatrique. Une certitude cependant : « Tout revient, tout advient et se cisèle en écrivant ». Un travail d’orfèvre faisant exploser l’atmosphère suffocante qui étreint le lecteur. Un roman qui donne le frisson, écrit par un narrateur qui a perdu la vue. Comme un héros antique qui s’est crevé les yeux.
DULLA
Forêts noires
Un chercheur – qui est le narrateur ‒ part au Japon, avec l’ordre de mission suivant : « étudier l’influence des roches magnétiques sur la végétation des forêts primaires ».
Arrivé à Motosu-ko, un village, il se retrouve sous le charme du Fuji-Yama, le sommet le plus haut du pays, et dans la crainte de la forêt, un lieu de perdition par-delà le lac et les bois purulents où la terre apparait comme une immense plaie béante.
Au village, il y a une famille : Shintaro, le père au chômage, la mère, les petites siamoises que le personnage principal rêve de séparer avec un couteau, à hauteur de l’os iliaque. Il y a surtout l’irruption des territoires enfouis de l’enfance que la mémoire libère entre réminiscence et rêve.
L’homme sans nom qui dit « Je » dans le roman revoit les scènes fondatrices de la constitution de sa personnalité : le jeu avec les billes, le jeune Vlad qui tient sous sa coupe les autres enfants, le refuge du Castel de Meaulnes, l’entrée dans la vie à travers une battue en forêt, l’œil de l’homme mort couché dans la terre du champ, les chasses en Sologne à l’invitation d’Anton et les retrouvailles avec Vlad, un Vlad adolescent qui boit le sang du cerf au garrot. Une fascination qui prend fin avec l’intérêt pour les champignons, et celui, en particulier, appelé le polypore qui étouffe les arbres et les réduit en cendres. Les tue.
L’enfant essaie de conjurer ses peurs. Mais quand la lumière s’éclipse et que la nuit investit l’espace, comment entendre les paroles de la ténébreuse bouche noire qui l’interroge et le laisse à l’orée d’une vérité nue.
Romain Verger a écrit avec Forêts noires un très beau roman sur l’inquiétude et l’intranquillité.
DULLA
Grande Ourse
Grande Ourse est un roman en trois chapitres. Trois tableaux, pourrait-on dire. Le premier décrit Arcas, un homme des premiers temps, qui a perdu de vue sa famille après la tourmente engendrée par une tempête. Avec l’absence d’Era, sa compagne, le désir s’est éteint dans la froideur blanche du pays. Mais un jour une grotte révèle les odeurs d’un être animal, et accueille l’étreinte des deux êtres devenus solitaires. Fin du premier tableau.
Les deux autres tableaux mettent en scène Mâchefer, un gardien de la Galerie, espace de muséographie, lancé dans un projet de réduction progressive de sa nourriture, Ana, la propriétaire du logement en sous-sol qu’elle partage avec son locataire, les lieux séparés par une cloison fine, et Mia, une colossale connaissance qui engouffre tout ce qu’elle peut engloutir.
La rencontre de ces trois personnages débouche sur une issue improbable qui dessine le troisième tableau : un enchevêtrement de délires et de réalités rabelaisiens, de paganisme et de sainteté, d’armature et de liberté.
Grande Ourse est un roman formidable, excessif à souhait, charriant des flots de tendresse, c’est-à-dire d’humanité. En des formes narratives singulières, Romain Verger éclaire le quotidien de la puissance des lendemains virtuels. Une féérie de l’avenir assurément ramassée en un triptyque offert au regard de ceux qui restent intrépides.
DULLA
Ravive
Ravive réunit neuf nouvelles de Romain Verger aux noms parfois étranges comme Donvor ou Reborn, mais aussi plus familiers : le château, les hommes-soleil, le dernier homme ou l’année sabbatique.
La tonalité générale du livre correspond à un univers fantastique où vivent des êtres monstrueux (suivant les critères d’aujourd’hui), souvent placés dans une perspective d’évolution les éloignant de l’être humain homo sapiens ou homo erectus.
Ainsi le lecteur accompagne le narrateur d’une plage nommé Quo vadis ? (Où vas-tu ?) à un puits formé par les rochers au fond duquel repose, inerte, une forme glauque. Le lecteur assiste aussi au récit à la 2e personne du singulier d’un être dont la chair est littéralement siphonnée par une sorte de méduse, un Donvor. Toujours dans cette veine du « tu », c’est un trafic de bébé en kit Reborn fabriqué par Barbara, qui est donné à partager sur internet, une aventure océane pour devenir un homme. C’est aussi un road movie où un personnage chargé à mort d’ectasy ou de LSD joue du couteau et marche à la recherche des hommes-soleil pour devenir leur égal. Il s’avance dans le désert, la fatigue, la faim et la soif n’ayant aucune prise sur lui. Le lecteur éprouve aussi l’étrangeté d’un mal frappant cruellement les habitants d’une île face à une mer aux odeurs de mort et aux couleurs chatoyantes et vénéneuses. Erik sera-t-il le dernier homme ou le premier des chiens ? La mer est tellement polluée que les poissons développent des mutations physiques et mentales irréversibles.
Et quand le romancier s’offre une année sabbatique, c’est pour revenir à ce qu’il connait le mieux, les maladies, la grammaire et ses figures barbares ou sophistiquées, le désir des femmes. Une façon d’écrire un dernier récit et tenter d’échapper aux lecteurs qui l’attendent impatiemment venus à l’invitation du libraire.
Romain Verger sait bien que Ravive porte en lui les plus belles aventures terrifiantes que les hommes auront du mal à éviter si le monde continue ses cascades bizarres par-delà le bien et le mal. Le lecteur peut lui être reconnaissant d’en souligner les traces pendant qu’il est encore temps.
DULLA
Premiers dons de la pierre (Chauvet)
30 000 ans, des griffures. S’enfoncer dans la Grotte Chauvet et découvrir de la vie, des chevaux, des hyènes, des ours, l’ « oraison des pigments », un bloc qui s’est détaché et fait sculpture, singes, hiboux, fauves et mégacéros traçant la voie du monstre de Chauvet et la voix de l’homme de Chauvet, si mystérieux encore, mais « poète, le premier de l’humanité » ose Romain Verger qui dessine aussi, lorsque l’écriture fait défaut pour dire la magnificence de cet espace devenu musée imaginaire où rôde, maintenant, l’homme vertical.
Un très beau petit livre de quelques dizaines de pages.
DULLA