Sur l’oeuvre de Philippe Jaenada (2021)

La femme et l’ours

La femme et l’ours est une légende pyrénéenne que le narrateur, un écrivain nommé Serge Sabaniego, dit Bix, intègre dans son récit comme une source obscure de sa soif d’existence. Le lecteur accompagne alors cet inventeur de génie ‒ fabriquer de la vie et de la mort avec des mots, des rythmes et des sensations ‒ dans des séquences improbables, pittoresques et malicieuses où l’on croise la spéléologue Véronique Le Guen-Borel, le ministre Jacques Toubon, le joueur Stu Ungar, Jésus le monte-en-l’air, Claude Chabrol, as du cul-sec, et Hélène, l’institutrice du film « Le Boucher », expliquant la sauvagerie, les désirs et les aspirations à ses élèves près de la grotte préhistorique.

Bix, en émule du fils de la femme et de l’ours, après s’être claustré (on dirait aujourd’hui confiné) pendant un an, du 1er janvier au 31 décembre, dans son deux-pièces, tente de rencontrer la femme de sa vie, pense la trouver alors qu’il a trop bu assis sous un réverbère, et que Milka Beauvisage reconnait l’écrivain dont elle a lu les œuvres. Mais celle-ci disparait, et Bix, loin de rejoindre son domicile, sa femme et son garçon comme il le fait habituellement en passant par le Métro Bar et le Golf Stream, se lance à sa recherche. S’ensuit une virée dans le Sud, le Lubéron et Monaco, des scènes de vie excitantes et la prise de conscience de ce que le héros voulait être alors qu’il avait pensé le contraire.

Comme souvent dans les romans de Philippe Jaenada, le lecteur de La femme et l’ours se surprend à sourire tant le caractère pessimiste du personnage principal rend drôles les situations. Mais il y a aussi dans le roman une façon bien à lui d’étirer le temps, ce qui est la marque de sa belle écriture.

DULLA

  

La grande à bouche molle

Dans ce roman, La grande à bouche molle, l’auteur est le personnage principal, sous son vrai nom, Philippe Jaenada. Il est détective privé. Pour lui, un métier pas passionnant du tout. Mais enfin, il faut bien vivre… Et même s’il s’agit de suivre un mari infidèle, le Beretta dans le sac matelot peut avoir un certain usage. C’est ce qui se passera dans des situations tendues ; lorsqu’il devra affronter « la Bête » par exemple. Bien sûr, Philippe Jaenada supprime quelques vies, mais c’est à son corps défendant, car « Les « Philippe » sont doux, sensibles, généreux, souvent réservés, ils réussiront bien dans une carrière d’artiste ou de travailleur social, voire de détective, ils aspirent à aider ou distraire leur prochain et pourront s’épanouir pleinement dans le cadre d’une association humanitaire, ou d’une troupe de théâtre ». Seulement Fabienne, la fille à la robe vert pomme et au langage loufoque, forcément attachante, a disparu. Philippe doit donc la retrouver.

La grande à bouche molle offre au lecteur de superbes scènes de filature, de poursuite, de bagarre, dans le sud de la France, mais aussi en Normandie, à Veules-les-Roses (ville mythique dans l’œuvre de l’écrivain), à New-York, avant le retour à Paris. Une activité intense du détective, un rien loser, qui n’oublie pas de s’adonner à distance à sa passion favorite : parier aux courses de chevaux, ni de reprendre des forces en sirotant bières Meteor ou whiskies Oban, et de se soucier de sa femme, Anne-Catherine, grande lectrice, à la personnalité originale et au caractère bien trempé.

DULLA

 

La petite femelle

 « La petite femelle » est une expression de Pauline Dubuisson ; une façon de répondre crânement aux propos malveillants qui lui étaient adressés. Philippe Jaenada décide dans ce roman biographique de devenir « l’avocat de la diablesse » qui défraya la chronique journalistique et judiciaire au début des années 50, pour nourrir de justice la vie d’une femme qui eut à souffrir des mensonges des journalistes, des policiers, des juges, et même de certains avocats de la partie civile. C’est une affaire importante dont s’empare l’écrivain, car des procès dépend en termes d’éthique le sort de la société. Et donc, lorsque les procès sont alimentés par des débats falsifiant les faits, il n’est pas irraisonnable de penser que la société est alors marquée durablement par les écarts avec la vérité.

Dans ce récit passionnant qui relève d’un genre particulier, « l’attention extrême pour une femme maudite », le dossier de procédure et le dossier d’instruction sont analysés à la loupe par l’œil vigilant du romancier, déconstruits par l’honnête homme, afin de montrer comment un jugement mène, sinon à la guillotine, à une peine de perpétuité aux travaux forcés alors que les éléments à décharge sont proprement ignorés. Le lecteur parcourt le calvaire de la petite femelle aux côtés du romancier qui insère ses propres commentaires critiques et ouvre des espaces où se logent des moments de vie de Philippe Jaenada qu’on peut lire comme des temps de fiction ou non. Car défendre la femme libre qui se sera battue pour être socialement libre ne se fait pas sans une certaine écriture de la colère.

La petite femelle est un très beau livre sur le désir d’être oubliée, de devenir sans nom, sans identité, tant la reconnaissance de la société prend des chemins tortueux et pleins d’ornières. Il reflète cette sensibilité patriarcale écrasante qui engendre le malheur des femmes assujetties aux ambitions des hommes. Mais heureusement il reste la présence des magnifiques romans de la littérature mondiale, des livres si appréciés que Pauline deviendra la bibliothécaire de la prison.

DULLA

 

Le chameau sauvage

Le chameau sauvage, premier roman de Philippe Jaenada, pose les fondements d’une écriture souple et fluide avec ses personnages de loser pas tout à fait revenu de tout, leurs goûts des bistrots et du whisky Oban, leurs ambitions mesurées et leurs capacités parfois phénoménales, une misanthropie bonhomme, un désir obsédant de la femme rêvée, le besoin de bouger tout le temps et la nostalgie d’un passé que le héros a composé comme un futur possible, et donc vécu comme souvenir agréable et délicieux.

Halvard Sanz est traducteur. Au moment où le lecteur fait sa connaissance, il lui arrive quelques mésaventures : mise au violon par la police pour avoir aidé un vieillard ; croisement du chemin d’une femme étrange, Peau-d’Âne ; disparition d’une autre femme, Pollux Lesiak, dont il s’éprend. Parti à la recherche de Pollux Lesiak, Sanz abandonne son métier (mais il garde le contact avec Marthe, son éditrice) pour devenir chroniqueur hippique au pseudo tout trouvé : La Cravache. Et dans la suite d’aventures qu’il traverse il fait la connaissance d’une créature qui le protégera : Oscar, son ange. Une présence forte pour retrouver la femme de sa vie qu’il présente ainsi : « Quand elle riait, elle étincelait, elle rayonnait sans rien faire, elle devenait infinie, allait au-delà de tout ».

Philippe Jaenada possède une imagination débordante. Il sait offrir au lecteur des jeux de solutions aux problèmes posés par la vie. Une manière d’aller au-delà de la lassitude et de l’envie, de la résignation et du défi, de la tristesse et de la joie. Somme toute, de se mettre dans la peau du chameau qui choisit d’adopter la position du vainqueur.

Le chameau sauvage a reçu le Prix de Flore et le Prix Alexandre-Vialatte.

DULLA

  

Le cosmonaute

Le cosmonaute est un roman en trois parties. La première est l’accouchement de Pimprenelle qui, dans des conditions difficiles, donne naissance à Oscar. Hector, le père, raconte cette séquence de vie, et pour tromper son attente confie au lecteur ses passions et ses obsessions : Pimprenelle, en premier lieu, rencontrée dans une forêt allemande, alors qu’il enquêtait comme détective, mais aussi son travail actuel de rédacteur à « Privé », journal où il écrit des choses épouvantables (qui apparaissent drôles au lecteur), des articles grandguignolesques (il s’agit de rendre « atroce » les situations dramatiques « par la magie de l’écriture »), ou encore se passer un film dans la tête pour faire un pas de côté, rester calme, au moment où Pimprenelle subit une double dose d’anesthésie péridurale.

La seconde partie détaille le coup de foudre pour Pimprenelle dans une clairière lors d’un mariage à Francfort où des Hells Angels sont invités. « Je n’ai prêté attention ni à sa beauté ni à son mystère, je n’ai pas eu le temps, je l’ai seulement vue et adoptée. Et habitée aussitôt, sans sa permission ». Pimprenelle à l’enfance malheureuse, en détestation de sa mère, névrosée, abandonnée par son père adoré lorsqu’il quitte sa femme. Pimprenelle qui développe alors une « sauvagerie animale ». Hector l’aime. Mais bientôt subit la stratégie en deux temps de Pimprenelle : organiser l’isolement d’Hector ; puis lui pourrir la vie. La vie d’Hector et un peu celle d’Oscar deviennent insupportables. Hector la décrit en détail : ce qu’il a droit de faire ‒ peu de choses ‒ et ce qu’il a devoir de faire. Une vie complexe où, fièrement, il s’efforce de jouer ce jeu terrible.

La troisième partie voit le départ d’Hector dans son ancien quartier à Clichy, son regard sur les vivants et les morts depuis la fenêtre de l’hôtel Ibis qui donne sur le cimetière Montmartre. Et la décision pas raisonnable du tout ‒ il en a conscience ‒ de revenir vers Oscar ‒ « c’est mon fils. Je l’aime » ‒ et Pimprenelle, car « c’est ma femme ». Le désir de se sentir bien ; « comme un cosmonaute » confiné dans une station spatiale observant l’univers.

DULLA

  

Plage de Manaccora, 16h 30

Le roman Plage de Manaccora, 16h 30, c’est le récit d’une tragédie. Une action qui s’étire, dans un seul lieu, sur un temps ramassé. Il s’appelle Voltaire et raconte comment les vacances en Italie avec sa femme Oum (hommage à Oum Kalthoum) et son fils Géo se transforment en cauchemar. La forêt au-dessus du petit port de Peschici dans les Pouilles en Italie est en feu, et l’incendie progresse inexorablement vers la mer, attisé par un vent qui pousse les flammes et un toxique nuage noir. Les vacanciers pensent trouver refuge sur les plages séparées les unes des autres par des barres rocheuses.

Peut-on imaginer un sauvetage par mer, par air, voire par terre, en passant par le sentier près duquel une statuette de la Vierge a été érigée ? Voltaire, personnage pas vraiment courageux – il se traite lui-même de lâche ‒ mais honnête, tente de trouver une issue pour sa famille. Au moment où il se dit : « Je me désincarnais sur le sable. Je n’avais plus que de l’eau de rose dans les veines », des souvenirs reviennent qui font digression et donnent des bribes de sens à la vie ; de pittoresques anecdotes où le sexe, la boisson, et un rien de violence pimentent les instants de convivialité ; bref, le tout venant de l’activité humaine. Mais cette succession d’images apportent un peu de confiance en soi dans cette fuite haletante devant le danger.

Le narrateur s’appelle Voltaire. Ses réflexions, ses observations de la scène du drame, les décisions qui en découlent, sont celles d’un Candide, un Candide bousculé certes, mais peignant les situations avec précision, souvent avec humour. Philippe Jaenada esquisse la condition humaine lorsque les gens se sentent piégés par quelque événement funeste. Ce n’est pas réjouissant, mais cela pourrait être pire. Lisons cette fiction comme une invitation à relativiser les choses et à faire preuve de sagesse.

DULLA

 

Sulak

Sulak, titre du roman biographique de Philippe Jaenada, est le second de la même veine après La petite femelle. Il en écrira un troisième, La serpe. Il s’agit de comprendre avec les armes de la littérature comment un hors-la-loi a pu devenir un gangster tout en gardant une certaine éthique : ne pas avoir de sang sur les mains et rester fidèle en amitié. Alors le lecteur suit Bruno Sulak devenu personnage de roman dans ses projets de braqueur de supermarchés et de bijouteries, dans ses rencontres avec les femmes qui se sont attachées à lui et dans les liens noués avec ses complices, des copains pour toujours.

La construction littéraire est la suivante : chaque personnage est abordé dans l’histoire singulière de sa propre famille, une histoire parfois compliquée, ballotée dans les mouvements aléatoires de la grande histoire, et ces personnages se rejoignent dans des circonstances particulières. Chaque séquence est écrite avec précision, exactitude, justesse. Et ces aventures sont tellement exaltantes que Philippe Jaenada ne peut faire autrement que de s’impliquer, lui et sa famille, comme personnages du roman. Faire vivre les personnages, c’est le talent de l’écrivain. Alors autant ajouter de la vie à sa propre vie en incluant dans les digressions justifiées ses propres élans, la tendresse pour sa femme et l’affection pour les amis de quelques bars fréquentés quotidiennement.

Choisit-on son destin ? Rien n’est moins sûr. Les années 70 n’étaient pas encore « les années fric », mais reflétaient des types de violence institutionnelle qui généraient des formes de protestation diversifiées. Bruno Sulak, c’est le contraire de la violence. Une violence apprise à la Légion étrangère. Une violence de la société si terrible qu’il n’a pu trouver aucune cause à défendre. Vivre comme il l’entend sera sa philosophie. Une philosophie nourrie aussi des évasions qu’il organisa, pour soi et les autres, et qui, un jour, arriva à son terme avec la mort brutale de son incarnation. La mort d’un homme qui avait du cœur. « Poids du cœur : 465 grammes ».

Sulak a reçu le Prix des Lycéennes du magazine Elle.

DULLA

  

Vie et mort de la jeune fille blonde

Dans ce roman de Philippe Jaenada Vie et mort de la jeune fille blonde, le narrateur se prénomme Philippe. Il est l’invité de Paul et Aline où il retrouve d’autres amis des hôtes qui participent aux jeux originaux de la soirée : « la cuisse de fer » et « le duel des baffes », et aux conversations que l’on imagine déjantées. Tels propos engendrent des digressions et l’une d’elles fixe singulièrement l’attention de Philippe : la déchéance de la fille de Paul. Philippe pense l’avoir connue lorsqu’il avait 16 ans et elle 13 ans en vacances dans un village du Périgord. Le retour du passé, brutal et stimulant, l’incite à vouloir revoir Céline, et donc à la rechercher dans un quartier de Marseille où elle se trouve : « Toxico pute agonisante ».

Suivant une technique littéraire que le romancier aime à déployer, le retour sur l’aventure de ses 16 ans est ponctué de séquences aussi étranges que farfelues, voire même burlesques, comme la rencontre avec Paul, jadis, à New York. Mais par-delà cette technique, il y a cette injonction intime du narrateur à se « souvenir de tout » pour se « sentir entier ». Car le narrateur qui est aussi le personnage principal est une sorte de perdant, de loser, qui voit le futur avec difficulté. Un loser pas cynique, mais plutôt désabusé et qui se réfugie dans une philosophie de la vie où l’humour et le loufoque tiennent une grande place.

Comment tenir les deux bouts de l’élastique sans se perdre dans la confusion des époques et des situations ? Telle est bien la question qui transforme les hypothèses et les certitudes en doute. La jeune fille blonde est-elle bien Céline ?

DULLA

 

La serpe

La serpe est le dernier roman de Philippe Jaenada. Il lui a valu l’un des grands prix littéraires : le Prix Femina. Le narrateur est l’auteur de ce roman qui traite d’une histoire vraie : l’assassinat de trois personnes dans un château en Périgord en octobre 1941. Le présumé coupable, Henri Girard, a été acquitté sans pour autant que le ministère public ait entrepris sérieusement de rechercher le criminel. Les victimes étaient le père d’Henri Girard, Georges, sa tante, Amélie, et la bonne. Toutes les portes du château étaient fermées de l’intérieur et Henri Girard dormait dans une aile du château.

Philippe Jaenada enquête pour tenter de connaître le fin mot de l’histoire. Comme dans La petite femelle, il remonte la lignée familiale, ses cultures, ses secrets, ses richesses, pour tenter de comprendre les événements tragiques. Et puis se plonge dans les journaux de l’époque, les archives des avocats, les pièces du dossier conservées aux Archives Départementales de Dordogne. Alors sous les apparences si souvent trompeuses surgissent les véritables liens des personnages les uns avec les autres, les falsifications de la police et de la justice instruisant seulement à charge, écartant systématiquement les témoignages favorables à l’accusé. S’engageant dans un tunnel où le noir est la seule couleur, Philippe Jaenada, réussit à inventer ‒ c’est le mot qu’il emploie ‒ de façon crédible, les minutes du drame et les agissements de celui qui est le probable assassin.

La serpe est un formidable roman qui rend justice à celui qui passera sa vie à combattre l’injustice. Ses livres ‒ romans et essais ‒ seront signés Georges Arnaud, le prénom de son père et le nom de jeune fille de sa mère. Il est l’auteur, par exemple, du salaire de la peur. Henri Girard est un défenseur de l’égalité des sexes « au cœur excellent » et au « caractère détestable », selon ses propres mots. C’est certainement aussi pour cette raison qu’il touche tant Philippe Jaenada.

DULLA