Marie-Françoise Ghesquier à la médiathèque Naguib Mahfouz
Voici quelques mots pour introduire à la lecture des recueils de la poète.
À hauteur d’ombre (2014)
Nous vivons un monde chamboulé. La liberté morne et sombre des oiseaux, des corbeaux surtout, sur les fils et dans les sillons, ne suffit pas à rompre la tension qui parcourt l’espace entre ciel et rivière souterraine. Le saule, l’épervier, et autres oiseaux, devenus syllabes du poème sont promesses libératrices. Les mailles du poème enserrent végétaux, roses des sables et gypse, et puis c’est le silence impossible à traduire, l’absence.
Nulle parole ne trouve
Une branche où se poser
Que peut le poème dans cette aventure ? Comment conjurer ce tableau sinistre où les « mots dégorgent leur humeur de terre obscure » où « les syllabes broient du noir » ? « Comment aller du noir vers le clair ? » questionne un vers unique en fin de poème. Une réponse est donnée en un distique pour tenter de rompre la sourde inquiétude :
L’immensité de tout ce que l’on voudrait dire
s’élargit soudain aux dimensions du ciel
La parole comme un cristal de sel (2016)
Sous les auspices de René Char, Marie-Françoise Ghesquier offre un recueil de poèmes en quatre temps investissant les quatre saisons. Laissant courir son regard captivé par le monde végétal, animal, très vivant, bien tragique même, d’où surgissent la beauté, la douceur, l’attention extrême à la naissance des mots, la poète montre une tendresse certaine devant le spectacle de la nature. Avec une exigence personnelle : rester au plus près du silence pour mieux suivre la trajectoire des mots à cache-cache avec le vent, les nuages, les eaux. Et la poète de s’aider de l’allitération pour mieux suivre l’enchainement d’un espace l’autre :
Nuage d’oiseaux
en une seule lettre
dupliquée à l’obsession
Des V à l’envi
s’envolant pour écrire
des vies à l’envers.
Ou de l’assonance en une délicate dilatation du distique :
L’aubépine étoile
la voûte des sous-bois
À dire vrai savoir regarder la nature ne va pas de soi. Il s’agit de veiller sur le seuil de ce monde, en toute retenue, sans désinvolture, et capter la vie des mots. Il y a de la couleur dans l’ombre des mots. Mais les mots-couleurs distillent violence et emprise, transforment les figures naturelles en sombre métamorphose. « L’aile noire du héron » peut-elle ouvrir un espace aux mots, déchirer le ciel et laisser surgir une parole cristal de sel ? Rien n’est moins sûr. Alors :
Suivre du regard les cygnes
fleurs à la dérive.
Dérive lente des signes.
S’accrocher à leur blancheur
qui flotte entre les mots.
De tout bois si (2017)
Au milieu du livre, le vers Je feu de tout bois si est un peu mystérieux. Si l’on cherche à comprendre ‒ mais en poésie, il n’est pas nécessaire de tout comprendre ; il suffit de se laisser porter par le ressenti ‒ on peut lire le Je éteint, mort, décédé, dessoudé ; ou « Je fais feu de tout bois… » intempestivement, saturant l’espace et son envers le vide. Si (le mode conditionnel) ou si (la note) comme un point de bascule en haut de la portée musicale. Ou encore, si, expression d’un acquiescement du Je accomplissant un acte mortifère.
C’est que le monde est noir pour la poète. Un monde où les mots du poème patinent ou accélèrent lorsqu’ils sonnent ou consonnent :
dans les cylindres
d’étain
déteints
de vie
étamés par le
vide
Il y a de la lucidité à chercher l’envers, les verts, les bleus, les verts-bleus, le pâle des jacinthes, mais l’épaisseur du noir fait écran, même si au bout du bout naissent les couleurs. Front bas jusqu’aux bas-fonds. Cependant dans ce noir respire le poisson lune ; un cœur d’albâtre lunaire. Nulle angoisse ; juste un regard d’entomologiste au son de la musique :
Chant anonyme
empiété de croches
en syllabes ligaturées
Et ce constat : entre ciel et terre, tant d’effort pour vivre / au travers des sons disjoints.
Parmi les roseaux, l’onde, les lettres penchées, en italique, les notes-étoiles. Les lancer très haut pour découvrir le silence, le lieu de la tranquillité, loin de ce point où :
Les résilles de lumière moirée
retiennent les séquelles
de nécrose
La libellule peut recoudre le bleu du ciel perturbé. Mais le sang est partout dans l’espace des mots, cible criblée, poème mitraillé-mitraillant le cœur de la parole, banderilles noires, fleur incarnate dans les cheveux noirs, devise à l’épaule du taureau.
Comment renaît la parole de tout ce magma de lumière noire ? Comment aimer ?
Danse en résistance (2021)
Derrière paupières, vers leitmotiv. Exclusion de l’article au plus vrai de la danse. Écriture rugueuse. Sentiment volcanique, tournoiement vertigineux, éclatement, disparaître pour mieux renaitre, saisir les mots au risque du verre soufflé, flamboiement. Même le duende ‒ harmonie dans le désorienté ‒ est dilapidé. Flamme, flamenco. Je danse. Le blanc du poème donne le rythme. Le bout des doigts, le regard, le cœur chargé de tout ce qui est vie (donc mort), ce qui est en gestation avant l’émergence, l’épiphanie, l’apparition. Ce distique pour le dire autrement :
Bras levés aux étoiles
Pieds engoncés aux racines
Verbe haut. Tête haute. Paumes et psaumes à bout de bras vers le ciel. Danse insolente, danse dans le miroir, désinvolture de la volte, errance, ivresse des mots, en découdre avec la note si, désarticulation de l’écriture ahanante, harassante, se retenir aux vers de Federico Garcia Lorca, les arbres secouant les mots, les phrases pour leur faire dire ce qu’ils ne sont pas, musique des oiseaux, dièses noirs, familiarité du ciel où coulissent les nuages. La poète danse un poème pourtant lumineux :
A las seis de la tarde
Les femmes dansaient dans les prés
Une danse en résistance une danse d’espoir
L’espoir d’être pris dans le vertige de la quête de lumière, toute l’ombre de l’aventure humaine bue.
Enchaînement dansé des ombres. Le regard changé par une autre focale où défilent les arbres, les forêts, les fossés. Combler l’étrange vacuité et créer un espace de respiration :
Effraction lumineuse à l’orée
en retrait sur le versant
en bémol
à l’opposé de la parole
Le poème vient-il de l’ombre ou de la lumière ? Le (gai) savoir serait de ne pas oublier la parole de Frédéric Nietzsche (que Marie-Françoise Ghesquier convoque) sur la pertinence du rythme musical lorsque « la juste tension, la juste harmonie de l’âme » se perd. Il n’est, dit le philosophe « que de danser suivant la mesure du chantre » pour « atténuer la ferocia animi ». C’est aussi toute l’utilité de la poésie.
Le pont suspendu (2022)
La première partie intitulée La rouille du commencement se lit comme une formidable ironie d’un monde sans futur, sans espoir, sang charbon, sang noir d’une lueur anthracite où se tient peut-être la mémoire du poème. Pourtant en bougeant un peu dans la nuit déglinguée surgissent des jeux de mots donnés comme une respiration haletante, saccadée, laryngée de tant de promesses en suspens que le tarot procure. Déjà des couleurs scintillent dans les métamorphoses de fleurs ; les articles sautent dans le vers laissant les noms errer entre les constellations de déception froide, le bleu nuit comme blessure.
Port-Nord deuxième partie précise les friches industrielles, les herbes folles, les flaques, les grues rouillées, les emprises inutiles. Il n’y a pas de miroir à traverser. De quoi l’oubli est-il le nom ? Et cette question soudaine : L’émotion est-elle faite d’illusion clôturée ?
Le lien liane tente de répondre avec la même vigueur farouche en langue batracienne assez bruyante pour faire le lit du silence. Elle, sur le pont suspendu, les cygnes en bas, les mouettes en haut.
Elle est celle qui devient substance
fluviale et invoquante.
Son sourire passe comme une onde.
Le pont suspendu est suivi de Et le bleu triait les cordes. Un dialogue entre la femme à la robe en mousse de mer et l’homme à la tête couronnée d’embruns fantomatiques. Elle est déesse, c’est sûr. Lui, l’homme ? Elle dit : « Vous êtes l’être fantôme de cet état antérieur qui est la mémoire vive ».
DULLA