À la vitesse d’un baiser sur la peau
Ordinairement la vitesse d’un baiser sur la peau c’est la lenteur exquise qui ne va pas sans quelque changement de rythme. Dans ce roman plusieurs personnes portent le récit de sorte que le « Je » qui parle diffère à chaque chapitre… et que la peau n’a pas le même goût. Il y a donc successivement ou en alternance Hilda, la femme juive alsacienne, Valère, le jeune africain arrivé à Strasbourg, le docteur Etienne, psychanalyste, Victor, cousin de Valère, Madame Bloch, mère d’Hilda.
Il y a aussi la grand-mère de Valère et le fait qu’il soit fils et petit-fils de féticheur, et ceux-là restent au cœur de l’intimité, au plus profond de l’inconscient de Valère dont Hilda, femme dans la quarantaine, est amoureuse. Et puis il y a cette chute dans le fleuve alors que Valère ne sait pas nager. Mais lorsqu’on a été dépossédé de l’enfance, d’une enfance africaine, que l’on est doté de lèvres rouges, ce qui présage un destin exceptionnel et que la démarche recouvre une ondulation de liane ou de félin, comment ne pas succomber à une sorte de vanité ?
Rassembler les morceaux d’une vie encore toute jeune mais tellement pleine de douleur et d’espoir, tel semble être le projet de Valère à peine défini autrement que de devenir un Monsieur… et ne plus être un Noir. Ne pouvoir faire l’économie de la muflerie et même de l’odieux ; aller jusqu’au bout du mensonge pour toucher du doigt ce que veut dire « l’innocence de vivre » ; c’est sans doute avoir la certitude qu’« on n’en finira jamais avec ce qui a fait de nous ce que nous sommes » et que seul peut-être, être « un long crayon », un écrivain, rendra compte de ce que la langue continue sur la page blanche.
DULLA
Je la voulais lointaine
Lointaine ? Qui ? Quoi ? La famille africaine ? La culture Fang ? Le continent africain ?
La première phrase est la suivante : « Je m’appelle Obama, un nom d’oiseau ». Ecrit à la première personne du singulier, mais faisant la part belle à toutes les personnes rencontrées sur l’itinéraire qui le conduit du Cameroun à Strasbourg, puis à Paris où il publie son premier livre aux éditions Grasset, Obama recherche les bonnes « alchimies » qui lui permettent de croire qu’il est un Noir bien que tout lui réussisse.
Obama sera aussi professeur de philosophie car la littérature ne nourrit pas son homme. Cependant, la philosophie ne lui fait pas manquer de s’interroger sur la part maudite qui reste en lui quand il advient en salle de cours comme un lapsus qui lui coûtera cher, ainsi que le dit l’inspecteur. Le sac du grand-père enfoui dans un marigot loin de l’aïeul entraîne le malheur sur le village. De cela, Obama en est comptable car il a oublié le sens totémique du sac : veiller sur le sommeil des vivants et des morts. A distance tout s’échange et fait sens.
Le roman se crée dans un sursaut où la paralysie d’écrire est dépassée. Il est la solution au doute qui s’installe dans la peau de cet homme comprenant que renouer les fils de sa personnalité, c’est allier « le noir de mes origines au blanc de ma destinée ». L’acquiescement de la mère à cette forme de maturité – elle dit « Bien » ‒ jette une sorte d’innocence sur un parcours qui se tisse en une prise de conscience lucide : « Être, tout simplement ».
DULLA
Le cri que tu pousses ne réveillera personne
Avec ce nouveau roman paru dans une collection prestigieuse – Continents noirs – aux éditions Gallimard, Gaston-Paul Effa emmène le lecteur au pays des Hommes Intègres, tribu des Etenga, organisés socialement en une pensée sauvage faite d’observation de la nature, d’invention de gestes symboliques et de construction de sens où s’interpénètrent toutes sortes de sensibilité, le monde du vivant étant réincarnation de chaque âme dans l’animal, le végétal ou le minéral.
Cette pensée animiste est confrontée à la vision culturelle de l’administration du pays, détentrice du pouvoir politique qui prône plutôt l’éducation des enfants par les Blancs, ce qui aux yeux des gens du peuple n’engendre que désinvolture et irrespect envers les femmes. Le chef Makaya s’oppose à l’administration représentée par l’inspecteur Goré et est enfermé dans une prison, lieu exécrable s’il en est. Après son retour au village, Makaya sera retrouvé mort dans la forêt sans le sac totémique à ses côtés.
Doumé, le jeune homme aux yeux crevés est de retour au village après une absence de treize lunes. Lors d’une cérémonie très spéciale où la tête d’une chèvre joue un grand rôle, Doumé est élu chef du village. Son amour pour Imah, élevée comme lui par les Blancs le projette dans un devenir où son désir de concilier destin et liberté, c’est-à-dire de renouer avec les ancêtres et d’accéder à la liberté d’être soi aussi, peut devenir réalité, d’autant que le sac totémique est retrouvé dans un lieu vraiment bizarre.
Un roman plein d’espoir où les neuf étapes faisant de l’enfant un homme peuvent coïncider avec le sens de la parole dans la culture occidentale.
DULLA
Nous, enfants de la tradition
Dans ce roman d’une grande beauté, Gaston-Paul Effa, évoque plusieurs thèmes abordés de belle manière dans ses précédentes créations. Au premier chef : la tradition, et cette singularité que l’aîné d’une famille soit responsable de toute la famille dans les moments les plus quotidiens comme dans ceux de plus forte solennité, comme le mariage ou les funérailles. Osele est l’aîné d’une famille de 33 enfants dont 16 de même père et de même mère.
Osele vit en France à Strasbourg avec Hélène, sa femme et leurs enfants. Il est ingénieur, et pourtant la famille a du mal à régler les factures. Il est ingénieur et animiste. « L’animiste échappe au temps et surtout à l’impératif du présent ». Il est ingénieur, animiste et de culture Fang. Etre un véritable Fang, c’est « celui qui ne garde plus rien pour lui, qui donne tout ». Hélène lui demande de quitter la maison. Osele s’installe dans un foyer Sonacotra et réfléchit à sa situation. Comment son père l’avait donné aux Blancs, les Pères de la Mission catholiques. Comment il fut éduqué dans « le culte des contraires ». Comment la tradition en fin de compte est à l’intérieur de soi et comment on peut s’en écarter tout en évitant les tensions avec la famille, ce qui est une démarche… très traditionnelle.
Osele a décidé de rompre avec la pensée magique tout en se tenant à la frontière de la tradition et de la vie moderne, occidentale, car il fait sien désormais ce proverbe africain : Si tu as décidé de te baigner dans la mare aux caïmans, tu sais qu’un jour, tu seras mangé ».
Une rupture qui fait le bonheur d’Hélène et des enfants. Est-ce ainsi que le livre s’écrit ? Osele le pense fortement, lui qui est si présent, car le narrateur de l’histoire où il dit « je ».
DULLA
Tout ce bleu
Tout ce bleu est le premier roman de Gaston-Paul Effa placé sous le signe de Charles Baudelaire dont le poème Le cygne est mis en exergue, c’est-à-dire présenté en début d’ouvrage en manière d’éclairage du roman. Le livre est formé de deux grandes parties : Douala et Paris qui représentent le va-et-vient physique et surtout mental entre l’Afrique et la France.
Au commencement, il y a la séparation de Douo, le jeune enfant, d’avec sa mère, à l’âge de quatre ou cinq ans, car selon la tradition, l’aîné doit être donné. Douo est donc donné aux Sœurs du Saint-Esprit. Il devient fils des religieuses et commence une éducation chrétienne où il se découvre noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur. Dans ce nouvel environnement, Douo découvre la puissance du langage à travers la lecture de Saint-Exupéry, Simone Weil, Georges Bernanos, langage qui est aussi un endroit excellent pour « cacher le trésor de son enfance ».
À Paris Douo découvre un nouveau monde qui loin de lui faire oublier son enfance africaine accentue la couleur de la dépossession. Entendre le « bruire » de la « grande phrase française » le plonge dans un imaginaire qui s’offre comme et contre le réel. Le monde dans son unicité est double : il est lumière révélée et nuit menaçante. Il ressent « la géhenne », la nostalgie et la mélancolie de Douala où tout est bleu, jusqu’à la foule des vivants accompagnant les morts lors des funérailles.
DULLA
Mâ
Mâ peut se lire comme une suite de Tout ce bleu. Si, dans le premier roman, le jeune Douo prenait la parole lors de son séjour à Paris alors que la vie à Douala était décrite par un narrateur anonyme, la narratrice de ce second roman est bien la maman de Douo, Mâ, dite encore Ekéla ou Sebeth.
Mâ vit le rapt de Douo comme une croix qui lui a été donnée de porter à son corps défendant. En harmonie profonde avec la profondeur de la forêt, elle tente de savoir et donc de comprendre pourquoi le comportement du mari est « piétinement de l’âme » et « destruction de la féminité » et voyage ainsi de Douala à Yaoundé, de Yaoundé à Obola, le village de son enfance à elle, de Douala à Edéa pour atteindre l’île de Malimba, paradis des ibis au bec recourbé.
Mâ, portée par « la fidélité au souvenir déchirant de la naissance à l’ombre bleue d’un sisal solitaire » va se construire un destin à travers la double culture qui tend parfois à fusionner. Ainsi, le Père Delanoë, pénétré de pratiques animistes, est aussi à sa manière un féticheur à travers les pouvoirs que lui a transmis Mamie Titi, une autre Mâ. Poursuivant un chemin au bout duquel elle trouvera une personne dont le cordon qui la relie à la terre n’aura pas été coupé, Mâ assiste aux rites ou revoit les cérémonies qui sont autant de pierres précieuses sur cette route africaine où la vie sauvage riche et luxuriante permet aussi de se découvrir pleinement. Est-ce cela vivre, c’est-à-dire basculer dans une lumière qui ne soit pas éclairage de la présence des choses ni leur reflet ? Mâ le pense assurément, elle qui a su échapper à la folie.
DULLA