Sur l’oeuvre de Franck Bouysse (2018)

Glaise

La glaise, terre grasse, compacte, malléable et imperméable, est partout dans ce très beau roman de Franck Bouysse. Elle retient les souliers des soldats de la Grande Guerre dans les tranchées sur le front des hostilités ; elle permet à Joseph, le jeune garçon, responsable de la ferme quand son père est appelé à faire la guerre aux Allemands, de fabriquer de beaux objets ; elle fige les familles paysannes en des pratiques traditionnelles qui supportent mal la venue de ce qui peut apparaître comme étranger, l’irruption de la vie par exemple, lorsque Anna, la jeune réfugiée exprime son désir pour Joseph.

Dans les fermes près de Saint-Paul-de-Salers la vie est rude au début du vingtième siècle. Les travaux sont affaires d’hommes, de femmes et d’animaux. Les caractères des uns et des autres sont entiers. Le sang des hommes n’est pas celui des femmes. Il s’ensuit souvent des comportements abrupts chez ceux-là, violents, parfois sournois, où l’humain peine à trouver des voies de bonheur, de joie, de confiance et d’abandon. Pour autant, des figures humaines existent bien chez les hommes, et des gestes autoritaires façonnent aussi certaines femmes. Glaise il y a.

Glaise est un roman historique et rural, sentimental et noir à certains égards, magnifiquement agerncé, avec des moments de grandes retenues pour donner plus de force aux temps extrêmes, de souffrance, de brutalité, d’imbécillité, de solidarité, de tendresse, d’ingéniosité. Franck Bouysse sait faire naître des traces de modernité où désir et amour tentent de devenir des sentiments humains dominants et se fondre au cœur des relations personnelles. Ce n’est pas une mince affaire d’écrire les émotions naissantes.

DULLA

 

Grossir le ciel

Grossir le ciel est une expression qui signifie peupler le monde des esprits, c’est-à-dire l’univers des morts pour que la vie continue à distiller son éternel recommencement. Franck Bouysse apporte sa contribution à ce projet avec un roman social, rural, et noir.

Au commencement, il y a un lieu chargé d’histoire dans les Cévennes : Pont-de-Montvert. Il y a aussi un événement : la mort de l’abbé Pierre. Et puis, dans cet environnement où les hommes savent résister, mais où les fusils de chasse ne sont jamais loin, le lecteur suit pas à pas les faits et gestes de Gus et Abel, deux hommes vivant seuls dans les deux fermes du lieu-dit Les Doges. Deux hommes au caractère trempé qui s’évitent autant qu’ils le peuvent, mais où la force des choses et des exigences de la vie les contraint à se rapprocher.

Lorsqu’un coup de feu retentit du côté de chez Abel, Gus est forcément intrigué, et son esprit ne va cesser d’être obnubilé par le bruit déchirant le calme de la campagne. D’autres personnages gravitent autour des fermes de ce hameau : le propriétaire terrien qui vit au lieu-dit Le Paradis, un paradis où pourrait loger le diable ; un employé de banque qui voudrait bien convaincre Gus de placer le peu d’argent qu’il possède ; des hommes en costume cravate dont l’allure prête à suspicion.

En un récit mené d’un souffle haletant ‒ à l’aune du chien de Gus nommé Mars ‒ le roman Grossir le ciel révèle un secret de famille bouleversant, qui offre à la sensibilité du lecteur comme la figure d’une tragédie grecque. Une manière d’enjamber les barrières du temps et de le mesurer.

DULLA

  

La Trilogie Le Mystère H., LHondres ou les ruelles sans étoiles, La Huitième lettre

Franck Bouysse installe durablement son œuvre d’écrivain en inventant une histoire qui court le long de trois romans, Le Mystère H., LHondres ou les ruelles sans étoiles, La Huitième lettre. Romans qui se situent au carrefour de plusieurs genres : aventure, initiation, lettres, science-fiction, faits divers, journal personnel ou de bord, fantastique et amour. Et tous ces genres se mêlent et s’imbriquent les uns dans les autres pour donner vie à une superbe épopée où la question de l’existence de l’humanité est en jeu.

Le Mystère H. H. est l’un des Cent-Vingt, créatures venues d’ailleurs dont la présence au cœur de l’Amazonie est une étrangeté et une source de curiosité et d’inquiétude pour qui découvre la confrérie, particulièrement Sir John Lucas, navigateur venu de l’Île de Pâques, autre lieu mystérieux. Dans cette géographie où la planète Terre affronte un gigantesque péril, un triangle singulier apparaît dont l’un des angles se nomme Limoges… ou Londres, devenu Lhondres, où la présence glaçante de H. imprègne la nature et les villes.

LHondres ou les ruelles sans étoiles continue l’étonnante aventure racontée maintenant à deux voix, celle de Jonas, compagnon de Lucas, seul survivant de l’expédition amazonienne, interné dans un asile de Lhondres, et celle de Croft, le médecin aliéniste de l’asile de Bedlam. Une rivalité qui témoigne du tempérament des humains et de la vanité de leur comportement, ponctuée par le récit de l’ascension sociale de Jonas et de la raison mise à mal de Croft. Sur ce chemin sans lumières tombent les femmes victimes de Jack L’Éventreur dans les bas-fonds d’East End. Comme la ponctuation de la folie des hommes.

La Huitième lettre retrace le plaidoyer de H. devant ses pairs pour défendre la cause de l’humanité malgré les tares qui l’affligent. Huit histoires pour convaincre les Cent-Vingt d’abandonner le projet d’activer les cubes destructeurs et laisser une chance aux hommes de dépasser  leur ambition d’aspirer à l’éternité. C’est l’appel Ultima. Mary, la veuve de Sir John Lucas et Jonas travaillent, eux aussi, à sauvegarder l’espoir d’une humanité en mode progrès. Mais c’est sans compter sur la déraison qui se révèle sans limite.

Restent les écrits et les cris, de douleur, de plaisir, et les paroles qui témoignent d’un temps sans fin où les hommes expriment leur misère et leur courage, leurs renoncements et leurs exploits. Une histoire décrite de mains de maître.

DULLA

  

Oxymort

 Franck Bouysse ouvre son roman noir sur une scène atroce et le ferme sur une note d’espoir. Entre l’ouverture et la fermeture, une histoire glauque est relatée à Limoges. À Limoges où un jeune homme, travaillant dans un magasin de disque, éprouve un désir irrépressible pour une femme magnifique, Lily, ce qui l’entraine à des actes abominables.

Le roman Oxymort est conçu d’une manière tout à fait singulière. En grande partie le lecteur est intégré dans la peau du narrateur, professeur de Sciences et Vie de la Terre dans un lycée, à qui il est arrivé un événement majeur. Ce parti pris suffit à créer effroi, angoisse, et désir de s’en sortir. Et puis le lecteur avance dans le roman par retour en arrière ‒ sorte de flash-back ‒ bien précisé (0 – 5 jours ; 0 – 11 jours ; etc.). Et à ce moment-là, c’est plutôt la vie ordinaire, avec la douceur, la tendresse et les habitudes rassurantes. D’autres personnages apparaissent au fil du récit. Certains dans un triste état ; d’autres en une humeur plus assumée. Un policier est mobilisé pour retrouver Louis Forell. Un agent d’assurances, déterminé à rencontrer sa voisine, professeur de français, Suzanne, à qui il envoie des dédicaces de disques via Colisée F.M.  Suzanne, qui a donné comme sujet du jour à ses élèves : « Est-ce qu’un silence peut être assourdissant ? »  Un oxymore au pays des oxymorts. Un requiem en sous-sol terrifiant.

DULLA

 

Plateau

Franck Bouysse écrit dans le prologue de ce livre que le Plateau, le lieu si singulier où se passe l’action de ce roman, est « Là où la mort modèle la vie jusqu’à la déraison ». Plateau, c’est avant tout une atmosphère que le style de l’auteur invente à la suite des légendes que le Plateau de Millevaches véhicule à travers les temps. Une atmosphère teintée d’histoires particulières où la mort en effet s’invite souvent à la table des vivants.

Georges vit dans une caravane à la mort de ses parents tués dans un accident de la route. Élevé par son oncle et sa tante, il n’a pas eu le choix de faire autre chose que de s’occuper des animaux. Karl est un ancien boxeur qui vient sur le Plateau pour rompre avec son passé. Cory, nièce de la tante, battue par son mari qu’elle appelle « L’homme-torture », arrive à la ferme et va être logée dans la caravane, ce qui perturbe Georges. L’un et l’autre vont s’apprivoiser. Mais rode un chasseur animé par un projet violent. Une suite de malentendus, de raisonnements faussés par la souffrance de chacun, traversé par une culpabilité liée à un lourd passé et une folie intérieure, va précipiter les événements en un dramatique dénouement.

Franck Bouysse distille quelques indices qui montrent la perspective dans laquelle s’inscrit sa manière de voir la réalité. Ainsi Georges range méticuleusement ses livres dans la caravane. Parmi ceux-ci, les livres qu’il a lus plusieurs fois, ceux de Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Shakespeare, Carver, Thomas. C’est en effet dans la modernité d’écriture de ces grands écrivains que s’ordonnent les livres de celui qui est devenu un maître du roman noir en France.

DULLA

 

Vagabond

Franck Bouysse écrit avec Vagabond un petit joyau, un livre court où un homme est obsédé par la présence d’une femme qui se tient au fond de la salle du bar où il joue de la guitare le soir. Comment la retrouver ? En fait, comment retrouver Alicia, la femme avec laquelle il partageait la scène et la vie et qui un jour est partie soudainement, lui fendant le cœur ?

L’homme à la guitare revient au pays de son enfance, se souvient de son père et de sa mère, et retourne dans la maison où il récupère un objet, geste décisif qui le porte à aller assumer un destin que lui seul connaît. Retour au jazz-club de la rue des Martyrs où il se laisse aller, au point de s’imprégner de toutes les qualités (ou les défauts) qui font qu’un homme devient un vagabond.

Le livre est écrit dans un style où le ton faussement désinvolte épouse la détermination d’un homme sans illusion. Il n’aura pas su croiser sa chance. La description des situations est nette, sans bavure, et les dialogues prononcés sont d’une justesse sidérante. À la lecture de ce livre, le lecteur ne peut esquiver le malheur qui assaille l’homme libre au cœur brisé. Il reste auprès de lui malgré le désespoir comme pour dire que la consolation existe et qu’elle fait du bien.

DULLA