Basse langue
Basse langue est un livre ambitieux, en ceci que le travail d’écriture tend vers une étrangeté de l’ordre des mouvements telluriques, si on veut prendre le risque de la métaphore. En terre volcanique, « quelque chose, entre les blocs, a continué de gronder. Je l’appelle la basse langue. C’est tout ce que j’en sais » observe l’auteur. Celle-ci sait seulement qu’il s’agit de se livrer à ce qui surgit, sans élan de composition.
Pour bien faire sentir au lecteur ce que la langue promet, Christiane Veschambre s’appuie sur trois écrivains : Erri De Luca, Robert Walser, Emily Dickinson, un philosophe, Gilles Deleuze, et un réalisateur de films, Joseph L. Mankiewicz. Et surtout, elle abandonne une parole plus personnelle, comme un aveu, ou plutôt comme un vœu : « J’ai un jour tendu l’oreille vers une voix ». C’est ainsi qu’on commence à écrire, sans autre intention. Je voulais entendre la voix de celle qui n’en avait pas ». La voix de Joséphine T. – sa mère, et au-delà, celle de Marie –la grand-mère, un peu débile.
Faisant ainsi, l’écrivain invite le lecteur à l’action : se parer de l’imprononçable, du discontinu, du démembré, du chaos même, pour que le livre soit livre, advienne à l’existence après avoir traversé celle qui se veut écoute comme réception vitale du monde.
DULLA
La griffe et les rubans
La griffe et les rubans est un livre inqualifiable. Où les genres littéraires sont mêlés. Au commencement, il y a le poème de Stéphane Mallarmé « Un spectacle interrompu » où un ours se dresse à la hauteur de son maître, le clown argenté, lui met une patte sur l’épaule au grand effroi des spectateurs.
Écrire, c’est laisser remuer l’ours qui est en soi. C’est-à-dire travailler à ne pas scintiller dans les costumes de mots, à contrer les élégances des phrases et se méfier de la maîtrise du style. L’ours qui est en Christiane Veschambre, c’est l’espoir d’approcher « la pensée basse », « sous les nuages » ; celle qui fait vaciller toute certitude sociale pour laisser entrevoir la singularité de toute vie. Et justement, au crépuscule de son existence, Joséphine T. – la mère de l’auteur – entreprend d’écrire sa vie dans son petit appartement en HLM.
À la recherche de ce qui se donne à entendre, l’écrivain imagine son écriture comme un pont entre celle de Mallarmé et celle de Joséphine T., entre celle de Joséphine T. et celle de Marcel Proust. Une écriture naissante dont l’assise est un puits sans fond creusé dans la terre et la nuit de Marie, la grand-mère analphabète. Un défi qui convoque le ciel, la lune « cassée » (suivant le mot d’enfant de Christiane, petite fille), la Petite et la Grande Ourse. Un libre fabuleux !
DULLA
La maison de terre
La maison de terre est une sorte de plongée dans le temps personnel de l’auteur. En quelques chapitres aux titres souvent mystérieux, Christiane Veschambre balaie plus d’un siècle de vie familiale. De l’arrière-grand-père qui construisit la maison de terre au lieu dit « Le nid-de-chien » – une terre d’ombre – à la découverte du philosophe Gilles Deleuze – un univers de lumière tendre, toute une vie circule qui traverse littéralement le corps et l’esprit de l’écrivain.
Malgré une chronologie apparente, le lecteur assiste à une remontée du temps, une manière de s’imprégner de la « basse langue » si recherchée comme facteur d’authenticité. Des portraits de gens de peu, et d’autres dans la proximité de Joséphine et Robert, du père et de la mère, ou encore, dans la distance creusée avec eux en des voyages comme celui en Sicile teinté d’un érotisme doux.
La maison de terre est un livre qui franchit une étape dans le questionnement douloureux de Christiane Veschambre. Maintenant il y a une projection vers l’azur et la lumière, si libératrice pour celle qui, longtemps, a fait des noir et gris les couleurs fréquentées.
DULLA
La ville d’après, suivi de À propos d’écrire
La ville d’après est un autre de ces petits livres qui restent ancrés dans la mémoire du lecteur. La ville d’après la guerre, certainement. Celle où on circulera parmi les autres gens – le troupeau – en sachant qu’à Sarajevo notre amour, on n’aura rien vu de la connaissance du pire, mais pourtant on aura eu le sentiment de « la destruction de l’intime », le ventre de la bibliothèque dont les livres seraient le signe de quelque chose d’une lumière intense.
Le livre s’ouvre aussi presqu’à la fin sur un passage en italique, fragment du roman familial de l’écrivain, avec, au détour d’une phrase, cette révélation : « … aucun d’eux n’avait souhaité voir naître le nouvel enfant ». Et pour aider à comprendre cela, il faut bien voir les films d’Alain Resnais et de Jean-Luc Godard qui rendent compte de l’innommable.
À propos d’écrire – une conférence – parle de « l’incompatibilité entre écrire et en parler », car écrire implique une façon de s’extraire du silence et d’atteindre une singularité de la langue à son corps défendant, ce qui est impossible avec le parler qui nécessite de savoir de quoi on parle. Du coup, l’auteur s’appuie sur ses œuvres précédentes pour faire toucher du doigt au lecteur l’accès possible à une langue propre.
Suit un texte en réponse à une question de Jean-Paul Goux sur « la préoccupation de la beauté » où Christiane Veschambre dit sa méconnaissance de la beauté sortie des mots sertie par l’écriture.
DULLA
Le lais de la traverse
Le lais de la traverse est le premier livre de Christiane Veschambre. Le titre signifie ce qui est laissé en obstacle, le legs de ce qui fait opposition à la vie. L’auteur peint une autre époque, celle des terroirs où les gens se louaient à la journée, et même parfois pour quelques heures, en sarrau et sabots. Trois femmes, trois générations, Noémie, Marie, et J., l’enfant, sont occupées aux travaux quotidiens, à la maison sise au lieu-dit Le Nid-de-Chien, et aux fermes alentour. Une vie dure, fatigante, harassante aux travaux des champs avec un ordre moral extrêmement contraignant. Lorsque Marie se retrouve fille mère d’un enfant trouvé mort, il lui faut faire pénitence enroulée au pied de la croix du calvaire, une sorte de cramalière (crémaillère) fixée à ses mains et à ses pieds, le curé lui faisant une incision aux poignets et chevilles.
Ce livre qui pourrait se laisser dire des origines (ce qui sera confirmé par les autres livres de l’écrivain) est un livre bouleversant. Il y a un va-et-vient dans le temps qui est une découverte et une reconnaissance des êtres humains aux prises avec le rythme des saisons et des fêtes souvent liées à Dieu ; fussent-ils comme la singulière Marie, des êtres sans mots, sans langue, sans voix. Une fluidité du style, un écoulement des phrases qui emporte résolument le lecteur dans une destinée où tout est noir au Nid-de-Chien et au village. Même les rêves sont habités de corbeaux noirs. S’installe une quête singulière chez la narratrice de rencontrer Marie, l’étrange femme étrangère à tout. Le trait d’union étant les mots de J., sa fille, qui, elle, est allée à l’école.
DULLA
Les mots pauvres
« L’autre matin je me suis réveillée muette ». C’est la première phrase du livre Les mots pauvres écrit à la première personne du singulier. La narratrice est muette, mais le lecteur entend son discours intérieur, riche et lucide, modulé en constats, réflexions et décisions. Le personnage a besoin de silence et ce besoin de silence s’impose tranquillement, à tel point que la sérénité se fait mutisme.
Il n’empêche ! De scène en scène s’inscrivent des situations où le sentiment de honte saisit la femme muette, où les regrets et remords la laissent déchirée, où « l’haleine de l’ange du silence » ne suffit pas à produire la réconciliation. Alors elle se déplace à Poitiers consulter un guérisseur. Trois fois. La troisième fois, « l’homme de Poitiers », non seulement lui recommande les tisanes habituelles destinées à conjurer le mauvais sang, mais aussi lui parle. Lui parle en mots choisis du « silence présomptueux » qui l’habite.
La femme est alors comme visitée. Elle prend conscience de l’énigme de l’histoire obscure de ses parents, d’où elle vient, et qui constitue le terreau du vivant. Des ancêtres qui n’ont pas beaucoup eu la parole. Le silence et le sombre des églises de Poitiers l’aident à faire surgir en elle les mots pauvres. Mots pauvres qui tracent leurs lettres dans la douceur de la neige, dans l’évidence d’une peinture exécutée avec patience et vigilance : « L’eau bleue du soir ».
DULLA
Après chaque page
Christiane Veschambre écrit aussi de petits livres… par la pagination. Après chaque page en est un qui témoigne du sentiment d’une femme déchirée et ignorant son déchirement. Comment marcher avec les autres ? En partant de cet état, d’être désemparée, dessaisie de tout et d’être offerte à « ce qui pénètre en chacun de nous par le lac des yeux ». Capter ce qui nous traverse et y installer un ordre des mots où se mêlent la chair et l’esprit, paupières baissées.
Après chaque page, se sentir alors comblée, dans le silence et l’abandon, dans l’attente de l’écriture de la nouvelle page, attentive et inquiète de ce qui passera par le corps-cerveau et qui, d’un bond, se couchera sur la page. Ecrire pour s’éloigner de ce qui fait obstacle à la vie dont il faut bien mesurer la densité silencieuse.
DULLA
Quelque chose approche
Quelque chose approche est un recueil de poèmes. Des poèmes qui épousent les chemins creux où les hommes et les femmes s’engagent, sans mots dire, mais avec une énergie, une respiration et un souffle qui doivent être soulignés. Des chemins de la mémoire comme des passages obligés si l’on veut un jour se prélasser dans « la clairière du livre ouvert ».
Christiane Veschambre, fait jouer la langue en de subtiles et délicates combinaisons. Mais pour atteindre la nudité sortie du puits où « le dé minuscule » est « en bout de chaîne », la femme poète ne cache pas la prise de risque. Elle révèle les dessous de la langue qui perturbent parfois l’étanchement de la soif ou bloquent violemment le larynx et le passage de l’air.
Ce sont de beaux poèmes que livre l’auteur au lecteur, des poèmes touchant à l’amour, la mort et aux métamorphoses des lieux au fil du temps. Mais surtout ils fixent la part du sacré qui anime
la secrète
habitée des cerisiers
de solitude
Ce n’est pas rien.
DULLA
Robert et Joséphine
Robert et Joséphine est un livre-poème en hommage aux parents de la narratrice. La mère – la non-née (on comprend pourquoi ensuite) – et le père – le joyeux, un couple qui a incarné (mis en chair) la petite fille en quête aujourd’hui de la vraie connaissance de ces êtres par-delà la douleur de ne pas les avoir assez aimés.
Alors refaire le chemin avec eux. Le film se déroule : Joséphine, venant de la Bretagne jusqu’au café « La Jeune France » quelque part pas loin de Paris pour y travailler comme bonne ; le mariage de Robert et Joséphine, puis le départ à la guerre de Robert, la naissance de l’enfant, un garçon ; une vie prise dans le chaudron de l’Histoire ; le retour du stalag, l’emménagement « près du ciel », proche de la lumière, la naissance de la petite, « le veau de Noël », l’usine ; le dit de Joséphine sur sa mère, une curieuse mère.
Dans les pas de cette famille, le lecteur découvre de drôles d’expressions. Par exemple : « Joséphine qui n’est pas/ en pommes et pelotes de laine » ou encore « ses yeux/chaussés de vallons mauves ». Parfois les nerfs de Joséphine et Robert sont mis à rude épreuve. Mais ce ne sont que temps fugitifs. Le bonheur s’invite en retour en des moments inoubliables, comme le pique-nique au Bois de Saint-Cloud. L’avancée dans la vie, c’est aussi le ménage à la Sécurité Sociale, et chez Monsieur Grenier, un maître en humanité (le professeur d’Albert Camus), un pays pour une payse. Et puis le fils part (en Algérie) « pour maintenir l’ordre » ; la petite devenue grande s’exprime de manière péremptoire « Je veux vivre/Sans vous ». La vie sans les enfants, c’est « le goût amer du saké ». Bientôt la vieillesse et la mort arrivent. Evoquées en toute franchise et tendresse.
DULLA
Versailles Chantiers
Versailles Chantiers est un bel objet de lecture. Lecture d’un texte magnifique de Christiane Veschambre fragmenté par les superbes photographies de Juliette Agnel aux tons très doux en dominance jaune vert dont la gare est presque l’unique sujet.
Versailles Chantiers est une gare, le centre d’une étoile ferroviaire à sept branches qui possèdent une histoire singulière liée à la construction du Château de Versailles. Le texte comme la photographie proposent au lecteur de s’aventurer « à la traverse » dans ce lieu où Joséphine T. est descendue pour la première fois la veille de Noël 1938 pour y trouver du travail.
Courent ainsi le long des pages des événements datés de l’histoire familiale et de la grande Histoire, sociale et politique – en brefs éclats aux arêtes vives d’une vie où s’agite un désir d’approcher l’ombre et de voir surgir la lumière.
Cette tension vitale implique que les sens soient à tout moment en alerte. Car « l’espace, c’est la vue, le temps c’est l’ouïe » comme écrit la narratrice en manière de prologue, narratrice prolongeant l’aventure humaine de Joséphine dans un retour en train en Bretagne, près de Lamballe, à Landéhen, pour y rencontrer le cinéaste Emmanuel F. dont le film ‒ poème documentaire ‒ s’appelle Nulle part avant. Faire bouger la langue dans l’obscure caverne des liaisons dangereuses.
DULLA