Sur l’oeuvre d’Arno Bertina (2023)

Anima motrix

Dans ce roman, troisième volet d’une trilogie dont les autres titres sont Le dehors et Appoggio un homme fuit, poursuivi par des policiers et d’autres gens qui lui en veulent. Il reçoit des coups de téléphone de sa compagne avec des images floues ou parcellaires susceptibles de faire naître chez lui crainte, désir, jalousie, voire haine. De quoi agiter énergiquement l’esprit ‒ anima motrix de cet homme grand ‒ 2 mètres ‒ qui conduit une grosse automobile genre « ministérielle » avec un Pakistanais dans le coffre.

Qui est cet homme qui entre dans la cour d’une ferme italienne et se laisse approcher par un Chinois à qui il confie « Je ne suis pas l’ancien ministre de l’Intérieur de Macédoine », mais un Américain, champion d’échec ? L’homme change d’identité au fil du récit, moins pour tromper son monde que tenter de se diriger vers une posture sincère. L’automobile en panne, il saute sur une moto Honda, se retrouve ensuite dans un train filant vers Rome avec Xénia qui joue avec les passagers en jouant du langage inventé pour l’occasion, se laisse aller à la rêverie, au rêve, au délire, aux hallucinations (il a mangé des champignons dans les bois fréquentés par les sangliers), retrouve une femme devenue duchesse aux pérégrinations post coloniales étonnantes et part dans la voiture de celle-ci à Bari, au sud de l’Italie.

À Bari, il y a les travailleurs saisonniers et les migrants, alors qu’à Rome le mot « réfugié » a disparu des palais ministériels.

DULLA

 

Appoggio

Au commencement il y a la fête à Ronda la Vieja (Andalousie) pour les 1000 ans de la cité. Avec une parade musicale et l’absence de la célèbre contralto Ariane Duval, nommée aussi Myrtle Gordon ou Mable Gordon. Elle est en procès car accusée de meurtre.

Le roman se construit sur un double récit. Celui de Mable écrit en italique, enregistré au magnétophone depuis sa prison ; celui de Jean, son compagnon qui assiste à l’audience. Ce qui est en jeu pour Mable c’est la voix, les récitals et les enregistrements soignés. On lui reproche une sorte d’originalité dans son comportement avec ses partenaires, une trop grande accumulation de rôles, une suite de masques qui lui ferait comme une guirlande. Reste une inquiétude, la lancinante question : où la voix prend-elle appui (appoggio) ?

La vie d’Ariane mâtinée de Myrtle et de Mable s’appuie du coup sur deux personnages de deux films de John Cassevetes, Opening Night et Une femme sous influence. Myrtle et Mable, insaisissables, portent sur le devant de la scène « poison et poignard » comme on dit dans les opéras. Une fiction, voire une invention grotesque, qui finit par faire perdre son contrat à la chanteuse. Un agent artistique la prend en main, mais lui donne des rôles dans les chœurs, les orchestres régionaux.

Arrivent le voyage en Italie et l’épisode crucial de Rapallo. Un milliardaire russe accuse Ariane. Qu’allaient-ils faire en Italie ? Trouver des réponses auprès de Brigida Banti à la manière d’articuler ou non les voyelles et les consonnes ? La Banti qui est morte depuis deux siècles ? Mais, n’est-ce pas prendre appui sur les sables mouvants ?

DULLA

  

Des châteaux qui brûlent

 C’est un roman social qu’Arno Bertina propose à la lecture. Un conflit dans un abattoir de volailles à Châteaulin. Les chapitres installent en alternance des acteurs qui racontent l’évolution de l’action, le regard porté sur la situation, la réflexion intérieure des uns et des autres. Il y a un secrétaire d’État séquestré, sa conseillère, ancienne syndicaliste qui circule dans l’espace de négociation possible, les ouvriers et ouvrières, syndiqués ou pas (radicaux ceux-là). Pas loin, les familles qui restent en contact avec les grévistes. Et plus loin, les policiers et les CRS sous les ordres du préfet.

Le lecteur vit ce mouvement social dans sa progression et ses moments bloqués. Les multiples questions que les grévistes se posent : quelle est la valeur du secrétaire d’État ? Quel est son pouvoir ? Est-ce qu’il compte ou bien est-ce un idiot utile ? La conseillère aussi se questionne sur la stratégie du pouvoir, émet des hypothèses sur l’institution qui « a la main » : ministère du Travail, Matignon, Élysée ? Gestion d’une situation de crise et en même temps réflexion sur les objectifs à longs termes. L’analyse du secrétaire d’État, pertinente en ce qu’elle prend en compte l’urgence écologique, est inaudible pour les grévistes qui proposent une autre solution : une SCOP (société coopérative de production).

Le roman avance sur une ligne de crête où tensions et espoirs se fondent dans la préparation d’une fête. Une fête avec du jazz, des majorettes et des noms de personnages sur les blouses. Parier sur l’innocence, revenir dans l’innocence, suffit-il pour dépasser la détresse ?

DULLA

 

Des lions comme des danseuses

Le petit livre est une sorte de plaidoyer pour que les collections d’art africain du Musée du Quai Branly puissent être accessibles aux Africains. Arno Bertina met en scène le roi de Bangoulap du pays Bamiléké demandant aux autorités françaises la gratuité de visite pour les descendants Bamiléké, puis l’élargissement de cette « juste » mesure à l’ensemble des populations possédant la nationalité camerounaise lors des expositions temporaires de ces collections dans le monde entier. Une évidence quand les autres musées d’Europe sont d’accès gratuit.

Cette fable, d’une écriture très subtile, pousse la logique critique jusqu’à mentionner la gratuité des visas pour venir en France découvrir les merveilles du Musée. Si cette option n’était pas retenue, alors, que les collections du Musée soient prêtées à l’Afrique.

Bénédicte Savoy, une scientifique, prolonge la fable d’un propos sur les « displaced objects » en posant des questions essentielles sur la propriété et la possession des œuvres, deux notions que le monde des musées ne pose pas vraiment, mais qui pourrait l’être dans la culture française, les collections appartenant au peuple. Car que dit de nous l’accumulation originelle des œuvres dans les musées, matériellement et symboliquement. Qu’a-t-elle fait de nous ?

Des considérations qu’Arno Bertina prolonge en questionnant sur le pouvoir des objets quand ils retrouvent la parole et leur rayonnement.

DULLA

 

Détroits

C’est un beau livre avec des photos de Sébastien Sindeu s’attardant sur des bateaux, des vagues, des oiseaux de mer, des hommes et des femmes sur les ponts, ponts des bateaux ou ponts enjambant les détroits aux quatre coins de l’Europe. Oresund, Pas-de-Calais, Bosphore, et Gibraltar (entre enclave britannique et enclave espagnole). Des photos qui mélangent les lieux, qui reviennent sur les lieux après être partis dans d’autres espaces.

Le récit de Arno Bertina met en scène le personnage de Arno Bertina à la recherche de quelque chose qui casse « l’atroce solitude ».  D’abord « un pont gigantesque relie Malmö, en Suède, à Copenhague. Les barreaux d’une cellule ». Alors chercher ailleurs ; mais chercher quoi ? « Qu’est que je suis venu chercher » ? questionne le « voyageur ». Une possible réponse : « la vie qui survit à l’étroitesse » et qui peut prendre la figure d’un être prolongé d’un singe sur les épaules qui s’éloigne pour fuir sa propre ville en flammes. Comme la figure d’un héros antique parti pour fonder une autre vie, une autre ville.

Le livre exprime une forme de mélancolie, de solitude, sentiment qui parcourt l’œuvre de Arno Bertina, dite en une écriture élégante, prenant le temps de devenir discrète.

DULLA

 

Je suis une aventure

Le narrateur, dans la peau d’un journaliste, a enfourché une Bandit 650 pour aller interviewer Rodgeur Fédérère en Suisse. Mais le champion de tennis est absent. Les seules présences sont celles des fantômes de Henry David Thoreau, auteur de Walden, et de Robert M. Pirsig., créateur du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Retour sur Paris, via une pharmacienne Sylvia, les États-Unis, puis l’Europe et à nouveau chez Fédérère, qui est présent. Salle des Trophées : considérations sur la moto, l’amour, les philosophies des deux Américains, et décision délirante d’enlever le mannequin de cire de Fédérère au Musée Tussaud à Londres. Ce qui est fait, toujours sur la Bandit.

« Nous avions débusqué sous nos vies rangées des fantasmes échevelés… » L’aventure continue au Mali où Rodgeur est invité par le fondateur du « Rodgeur Fédérère International Tennis Club ». De « sortie de route » en « carambolage » (titres de chapitres), le narrateur et Fédérère s’offre le luxe d’« entrevoir du possible, par où se faufile le vif », de toucher du doigt la grâce (philosophiquement et en tennis), de créer de la beauté, ambition suprême de l’ancien bagnard fondateur du club. Et quand le narrateur remonte quelques mois plus tard vers la Mauritanie et le Maroc, il fait route avec une légende, « Barbe Blanche », en réalité le fantôme de John Muir, qui trouve qu’« on vit un âge d’or ». Dans ce monde frénétique, devenir plus libre n’est-ce pas découvrit la grâce, quitte à s’appuyer sur la Vierge Marie, elle que personne n’a jamais vu bouger ?

Ce qui n’est pas écrit dans ce magnifique roman, d’une grande élégance d’écriture, d’une imagination flamboyante, ce qui n’est pas dit dans Je suis une aventure, c’est que John Muir séjourna six jours et six nuits dans le Cimetière de Bonaventure, près de Savannah en Géorgie. Le septième jour, il se mit en route. Mais c’est une autre histoire.

DULLA

  

La borne SOS 77

Ce roman de Arno Bertina est ponctué de photographies de Ludovic Michaux qui s’intéresse aux dispositifs mis en place par les pouvoirs publics pour empêcher les SDF de se reposer. Ce faisant, le photographe découvre la présence d’un personnage singulier, un SDF qui a aménagé une langue de terre sous le tablier du pont du périphérique.

Cet argument organise le récit d’Arno Bertina dans une suite de chapitres appelés en alternance « Là » et « Ici ». Là, c’est le lieu où parle une personne chargée de surveiller le périph’, ce qu’il dit voir et les zones d’ombre, le champ et le hors champ de la caméra. Ici, c’est l’espace de celui qui a choisi de survivre en accumulant un tas d’objets hétéroclites qu’il transforme en sculptures.

Deux monologues, deux dialogues avec le lecteur qui avance dans le livre en découvrant la richesse des deux personnes, chacune en curiosité de l’autre, car si le surveillant a été le premier intrigué au point de vouloir quitter son poste de travail pour aller mieux connaître le « vide juridique » où réside le SDF (comme dit un pompier), celui-ci, dont le nom évoque un mot italien, va être à son tour intrigué par le comportement du surveillant.

Un très beau livre sur la marginalité et la nécessaire envie de ne pas se satisfaire de ce qui est promis dans un monde qui ne tient pas ses promesses.

DULLA

  

L’âge de la première passe

Ce livre d’Arno Bertina est un récit, pas un roman. Du coup se dégage un esprit sérieux et une approche profonde de la vie des femmes qui « font la vie », c’est-à-dire qui se prostituent, à Pointe-Noire en République du Congo. Engagé auprès d’une ONG, l’auteur tente par des ateliers d’écriture d’offrir des solutions à chacune, chacune étant engagée (pas seulement prise) dans des réalités multiples, familiales, sociales, éducatives et économiques.

Faire la vie, c’est mener une vie complexe sans horizon. Si l’ONG permet de former les femmes à des métiers, l’écrivain installe les situations avec beaucoup d’humilité, d’attention et de délicatesse. D’abord on parle en français, pas en lari, kituba ou lingali. Or traduire, c’est trahir, d’une certaine façon. Une certitude cependant : « La littérature accueille tous les possibles […] La vie sociale a tendance à saccager tous ces possibles, à les piétiner ; les arts existent pour les relever. » Par la littérature, il est possible de bricoler un personnage pour tenir à distance le « Je » maudit.  La méthode : ne pas parler de, mais à nos idées, à nos représentations. « L’écriture, dit-il, permet de multiplier les voix et les points de vue […] de « masser » le « Je ».

Arno tente d’être une oreille pour celles que la joie n’a pas désertées. Les femmes sont jeunes et la vie est en elles, encore. Au chevet des solitudes des femmes noires les écrivains viennent à leur secours,. Homère et la dernière épreuve d’Ulysse (son nom est personne) ; Faulkner : « Écrire, c’est comme craquer une allumette au milieu de la nuit, en plein bois. […] La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre » ; Kafka : « Écrire c’est sauter hors du rang des assassins ».

L’âge de la première passe est un livre qui change (à l’image de l’auteur dont la vie a changé). L’auteur qui revient sur son aïeul, administrateur colonial en Afrique et évoque les vies pleines de mystère comme celles de Warburg et de Artaud. Car « le mystère c’est la lumière » écrit-il, lucide et sincère.

DULLA

 

Le dehors ou la migration des truites

Au premier plan il y a deux hommes vivant les guerres et la prégnance de ce qui n’est pas personnel, mais qui bouleverse leur vie et celle de leurs proches. C’est cela le dehors. Quand l’histoire maltraite les hommes et violente leurs innocences et leurs espoirs.

Kateb le Kabyle, l’Algérien, apprend les rafles des flics pendant la guerre d’Algérie, qu’on appelle les événements à l’époque. Dora sa femme, métropolitaine, est violée par des policiers. Comment une Française peut-elle être mariée à un bicot ? Kateb, marié à une Française, est-il jugé fiable par le FLN ?

Malo revient en France en 1939 avec Lorraine dans la maison familiale du bord de Loire. Il est médecin en Algérie. Sera-t-il médecin comme le grand-père dans ce même village ? La guerre d’Algérie. Comment la vivre ? Comment raconter les soldats en Algérie, les tortures, la peur, émotion différente de l’effroi, la déception ?

Le roman se construit en séquences alternées Kateb, Malo, Kateb, Malo avec des voix diversifiées qui disent la solitude des êtres qui les retire du monde, mais qui ne les protège pas pour autant. Kateb et ses filles, Élise et L. la sœur aînée. Malo qui revient dans l’Algérie indépendante pour vendre sa clinique. Situation désolante pour ce pied-rouge : le pétrole coule sud-nord ; les harkis, nord-sud, migration des truites.

1968 : le théâtre de l’Odéon occupé, Malo, se doit de dire la mort du père à sa fille L. Se laisser « aller à la grâce du moment », vers le beau, « la fragilité de l’amour ».

DULLA

 

Ma solitude s’appelle Brando

Dans ce roman aux allures de biographie familiale, l’auteur va à la rencontre d’un ancêtre qu’il appelle « lui », pris dans la tradition de vertu et de droiture d’une famille cultivant le lien du sang comme les aristocrates l’appétence pour le sang bleu. Et dans cette famille où l’un des frères, Henri, opte pour l’Action française, tandis qu’un autre, Malo, s’engage autrement, au point de rejoindre la 2e D. B. du général Leclerc, « lui » devient administrateur des colonies, se marie avec Clémence, une « Négresse » dans le vocabulaire de cette époque, une originalité qui scandalise.

Le narrateur s’introduit dans le récit : il fouille les maisons quand on le laisse seul, découvrant alors dans les malles de l’administrateur, préfet, l’Afrique, « la réserve des possibles ». Un lieu qui prête à rêver et à tenter de trouver les pièces manquantes d’une vie pointant jusqu’au grand âge et ses manifestations charmantes, dans une sorte de marginalité « discrète, non sécessionniste ».

Ainsi « La mort travaillait en silence, dans le noir, à faire ressurgir cette jeunesse » qui apparaît dans le vert tilleul des vitres de la chambre que le vieil homme couvre de feuilles, nourrissant joyeusement son délire. « Lui », déambulant dans le village de Saint-Seurin-de-Cursac, parlant bambara, wolof ou d’autres langues, comme le russe.

Un beau roman des origines qui ouvrira plus tard sur un autre livre ‒ un récit ‒ sur l’Afrique d’aujourd’hui.

DULLA

 

Numéro d’écrou 362573

Le livre est un roman basé sur un récit réel avec les inventions nécessaires à la pudeur d’évocation de vies de personnes immigrés. Il est accompagné d’un cahier de photographies d’Anissa Michalon qui souligne de manière très discrète l’existence compliquée des immigrés dans leur vie en France et leurs liens avec le pays d’origine, en l’occurrence le Mali.

Alors il y a Ahmed qui vante son pays l’Algérie et Idriss, le Malien, peu causant. Il y a aussi l’ami, Ray, c’est-à-dire Raymond. Et le joueur d’orgue qui joue lors des funérailles d’un ministre, mais dont le pied lourd pèsera pour qu’un autre mort ne soit pas seul, pas dans la solitude.

C’est donc un livre à plusieurs voix qui composent les rencontres, les interrogations et les détresses des protagonistes. Jusqu’à ce drame qui conduit Ahmed en prison.

Un livre bouleversant où la marche à pied dans Paris et sa banlieue est aussi une pleine réalité.

DULLA