Sur l’oeuvre d’Anne Bourrel (2019)

Gran Madam’s

Gran Madam’s est un roman noir, avec, d’entrée de jeu, un règlement de compte entre un trio qui n’a pas froid aux yeux et un voyou raffiné. Le trio est composé de Virginie, devenue Bégonia Mars, étudiante ayant imprudemment basculé dans la prostitution, du proxénète, « le Boss », et d’un homme à tout faire, « Le Chinois ». Il y a aussi un chien qui se nomme « Le Chien » à qui Bégonia Mars donne des coups de pied pour soulager son stress.

Sur la route de Paris, le trio rencontre une jeune fugueuse, Marielle, et l’aventure s’arrête alors chez les parents de Marielle qui tiennent une station-service. Le séjour dans le village paraît transformer les trois personnages. Mais Virginie continue à chercher un moyen d’échapper au Boss et le comportement inamical, puis hostile des villageois crée une ambiance tendue, provocatrice, aliénante.

Dans ce roman palpitant où le lecteur ressent aussi le poids de la canicule, l’attente de l’événement qui va bouleverser la vie des gens, à commencer par celle de Marielle qui mettra fin aux fugues, est intensément vécue. L’irrémédiable arrive qui révèle une sexualité maltraitée par la médiocrité masculine issue d’une tradition patriarcale, et la brutalité d’adultes pervers. La justice des hommes va passer et les horizons s’éclaircirent, car l’amour vrai continue à imprégner les cœurs.

DULLA

  

Le dernier invité

Une jeune femme que le lecteur connaîtra tout au long du roman comme « la Petite » fait son footing le matin de son mariage avec Xavier, originaire de la Martinique, directeur d’une agence bancaire dans le sud de la France. « La Petite » est une fille de son temps, tatouée de la tête aux pieds. Elle court consciencieusement dans l’obsédant chant des cigales, tentant d’échapper à l’odeur entêtante de la bergamote qui envahit tout le village.

L’écriture est saccadée, au rythme de la foulée de la joggeuse, et puis elle se charge d’inquiétude et de tension au fil du récit où s’installent des personnages du milieu familial et des villageois perméables aux opinions nauséabondes transpirant le racisme et la haine de l’autre. Pour autant la mère et le frère s’affairent autour de la robe de mariée pour la rendre splendide et créer du ravissement.

C’est alors qu’arrive Le dernier invité, obsédé par de vieilles rancœurs et jouant sans cesse de l’opinel, réveillant des souvenirs traumatisants. L’écriture devient suffocante. Remontent alors des scènes d’enfance de « la Petite », du genre de celles qu’on ne peut oublier, minant une vie à jamais. Car la vie ne peut être de violence et de cynisme, de brutalité et de mépris. La vie est autre : de l’amour, de la tendresse, du respect.

Le livre d’Anne Bourrel porte une attention à la complexité du monde. Elle construit son récit en puisant dans l’attente, l’attente d’un événement qui se produira et qui échappera à la justice des hommes. Mais Le dernier invité convoque à sa façon une morale et cette subtilité fait de cette invention littéraire un roman très réussi.

DULLA

  

L’invention de la neige

Le roman s’ouvre sur une scène de cimetière avec l’enterrement d’un homme que le lecteur imagine vieux laissant une jeune femme éplorée, Laure. Et puis toute la famille part à la neige pour quelques jours de vacances. Ce séjour à la neige où la neige ne se décide pas à tomber se révèle riche en péripéties à l’Auberge du Bonheur tenue par Amélie flanquée de son lézard barbu domestiqué.

Celle qui raconte l’histoire est la mère de Laure, et ce regard sur la vie de sa fille est entrecoupé par le récit d’Antoine, le grand-père de Laure, ancien de la guerre d’Espagne, engagé dans la résistance aux milices fascistes du dictateur Franco et exilé en France avec sa femme, Teodora dont l’ancien nom de femme publique était Maria de Las Nieves. Récit continué par Laure lorsqu’elle se confie au médecin de la station de sport d’hiver, Ali, son affection pour le grand-père qui l’a élevée avec son épouse, les parents étant forains et ayant fait le choix de leur laisser.

Cette femme de grande beauté, Laure, est malade et sera bientôt hospitalisée. La mère en profitera pour consulter l’ordinateur de sa fille pour voir si sa fille avait fini par la prendre en considération. Une lecture de quatre cent vingt-six pages et pas un mot sur la mère. Une mère qui voit rouge lorsqu’elle pense au docteur, et se laisse emporter par sa colère des médecins, une histoire ancienne du temps où elle était jeune, elle-même.

Un roman magnifique sur la présence des livres et la puissance du mensonge dans le roman familial.

DULLA

 

Gualicho ! Voyez comme on danse

La romancière Anne Bourrel est aussi une merveilleuse auteure dramatique qui écrit des pièces de théâtre à peu de personnages, mais superbement vivants. Les deux livres ont en commun l’univers de la danse : le flamenco dans Gualicho ! et le tango dans Voyez comme on danse, et dévoilent une escalade dans la dramaturgie qui culmine dans l’émergence du sacré.

Le gualicho est un breuvage, un élixir qui ensorcèle celui qui le boit. Celui qui le boit est l’homme si désiré de Charo qui raconte son attente et sa contrariété à la danseuse de flamenco, Nina. L’homme va être transformé inexorablement.

Voyez comme on danse met en jeu un face à face singulier entre Rita et Roberto. Rita prend tour à tour le masque de la conférencière et celui de la danseuse, que Roberto, le danseur professionnel, fait virevolter dans la milonga, ce lieu de danse qui est aussi la danse et même une musique. Chacun des personnages est soulevé par son histoire personnelle, et la perfection des gestes qui figurent le tango mène aussi à la tragédie.

Le théâtre d’Anne Bourrel est passion et engagement, violence et désarroi, fusion et illusion. Il touche au plus profond des émotions et sait dire que la chair humaine est très délicate. Vivre est bien une danse avec la mort et l’au-delà !

DULLA