Lionel Duroy écrit un roman de haute intensité, pourrait-on dire. « Sommes-nous devenus des criminels ? : vie du maréchal Paulus » entraîne le lecteur dans l’intimité d’une sensibilité tourmentée d’avoir servi Hitler au nom du serment de loyauté imposé par le Führer.
Friedrich Paulus commandait la VIe armée allemande décimée à Stalingrad par l’armée soviétique. Prisonnier des Russes, il écrit alors ses mémoires : son engagement résolu à reconstituer clandestinement l’armée allemande après que le traité de Versailles (1919) a été entériné par la République de Weimar réduisant l’Allemagne vaincue « aux dimensions d’un État subalterne » ; sa responsabilité d’officier comptable de la vie de 300 000 soldats qui « ont atteint les limites de la souffrance humaine » ; son aveuglement et sa docilité devant « un esprit obtus », toute en folie criminelle.
Alors, dans ce temps d’écriture où Paulus et ses généraux sont traités par les soviétiques en « hôtes d’exception plutôt qu’en prisonniers de guerre » (dans le « camp 160 » ‒ un monastère ‒ il y a notamment une bibliothèque), le lecteur découvre les dialogues entre le jeune commandant Madiarov qui étudia la philosophie à Munich et le maréchal où celui-ci apprend l’existence de la Rose blanche, le groupe de jeunes résistants allemands au nazisme. Seul dans sa chambre, Paulus se demande : « Qu’est-ce qui a pu éveiller la conscience de celui-ci (Hans Scholl, du groupe la Rose blanche) quand les miens servent Hitler sans broncher, comme je l’ai servi moi-même ? […] Sommes-nous vraiment devenus des criminels ? » Et Paulus de se remémorer les événements où « nous savions, même si nous n’étions pas directement témoins. » Nous savions et nous nous étions tus, écrit-il.
Paulus écrit aussi pour recenser ses manquements dus au « devoir d’obéissance » avec des retours sur sa vie familiale et des événements qui auraient dû l’alerter, particulièrement « la nuit de cristal » qui avait scandalisé son épouse, Constance, hostile à Hitler, « un fanatique inculte et vulgaire aux allures de souteneur ». Ernst Jünger, l’auteur de Orages d’acier, fantassin décoré « Pour le Mérite » en 1918, lui, rompt avec Hitler, à sa manière, en publiant le livre Sur les falaises de marbre où derrière la figure du « Grand Forestier » on devine Hitler. D’autres écrits sont évoqués, enchâssés dans ceux de Paulus, comme celui de Heinrich Gerlach, jeune lieutenant prisonnier lui aussi, disant la vérité sur la guerre et sur Paulus, ou la lettre de Jünger sur le ghetto de Lodz qui savait l’existence de fours crématoires dans les camps de concentration.
Invité à témoigner au procès de Nuremberg, Friedrich Paulus ne pardonnera pas aux tribunaux des Alliés de l’avoir innocenté, « comme ils ont innocenté le peuple allemand qui jusqu’au bout a soutenu son Führer » écrit Lionel Duroy dans ce magnifique roman. Plutôt que des mises en abyme, la lecture épouse le mouvement régulier des vagues venant mourir sur la plage de la culpabilité et laissant sur le sable « la tragédie de l’obéissance ». De là naîtra le droit international comme moyen de discipliner les guerres et plus fondamentalement le droit pour juguler la force.