Sur l’oeuvre d’Eric Vuillard (2022)

L’ordre du jour

 L’ordre du jour, c’est l’envahissement de l’Autriche le 12 mars 1938 par l’Allemagne nazie. Une étape importante dans la constitution du IIIe Reich qui ne se fit pas sans étalage d’un rapport de force entre Hitler et les hommes politiques autrichiens, le chancelier Schuschnigg et le président Miklas. Une étape qui ne se fit pas sans avancée chaotique des troupes allemandes obligées de mettre les blindés sur les trains pour compenser le manque de carburant.

Éric Vuillard montre bien, sur un ton, tour à tour, de gravité, de dérision et même de bouffonnerie comment le « nirvana de l’industrie et de la finance » du capitalisme allemand, les entreprises Krupp, IG Farben, Siemens, BASG, Bayer, Agfa, Allianz, Telefunken, ont accompagné, et même porté l’ambition nazie jusqu’à l’ignominie, puisqu’elles bénéficieront d’une main d’œuvre très bon marché fournie par les prisonniers et les déportés des camps de concentration.

L’écrivain souligne aussi que la guerre fut très tôt « sur les rayonnages du spectacle », car on trouvait déjà à l’Hollywood Custom Palace des costumes de nazis. Il voit bien comment « la grande machine américaine » paraissait « s’emparer de son immense tumulte ». Il décrit ce phénomène avec finesse, montrant « l’Histoire, déesse raisonnable » moissonnant le « grand bric à brac de misère » fait d’abîme, de ridicule et d’effroi.

Le livre a reçu le Prix Goncourt en 2017.

DULLA

 

14 juillet

 Dans ce nouveau récit, Éric Vuillard installe le lecteur en empathie avec l’événement qui reste dans l’Histoire comme l’un des moments les plus emblématiques de la révolte du peuple de Paris : la prise de la Bastille, la forteresse où l’on emprisonnait les gens et qui tombera le 14 juillet 1789 après quatre épisodes où des délégués de l’Hôtel de Ville reviendront de leur mission sans avoir l’assurance que le gouvernement ne ferait pas tirer sur la foule.

Car cette foule, le peuple de Paris, ville qui est en soi aussi un personnage, s’était soulevée quelques semaines auparavant, une grande famine sévissant. Des États généraux regroupant 1139 députés de la Noblesse, du Clergé et du Tiers-État s’étaient réunis à Versailles et débattaient de la situation en France, de la gouvernance du pays, de la dette et de l’impôt quand 7 à 10% du budget de l’État étaient mobilisés pour le Roi et sa Cour. Mais le 12 juillet un jeune avocat, Camille Desmoulins, lance au peuple de Paris ces mots : « On prépare une Saint-Barthélémy des patriotes ».

Dans 14 juillet, le lecteur découvre des figures de ce peuple, pas restées dans l’histoire, leur vie d’homme et de femme, leur condition, leur métier, la place qu’ils occupaient dans le quartier de la Bastille et comment l’opportunité de situation en fit des éléments déterminants de la colère. Dit autrement, on découvre qu’une suite de « petites actions » contribue à mettre à bas l’un des symboles du régime qui deviendra bientôt l’Ancien régime. Jusqu’à disperser les archives de l’ordre lancées du haut des tours qui seront bientôt démantelées.

DULLA

 

Bois vert

Bois vert est un livre de même sensibilité d’écriture que Tohu, l’ouvrage précédent d’Éric Vuillard. Plusieurs ensembles de textes courts formés d’une succession de phrases qui se coordonnent les unes les autres et expriment une pensée éclatée.

La première phrase annonce cet espace étrange : « Je n’ai aucune expérience. Je vis dans l’ombre de ma pensée. » À partir de cette certitude un torrent d’imprécations à devenir soi-même délivre cette affirmation soutenue : « Je suis vivant », « Je suis puissant », « J’aspire encore à la victoire. À une seule victoire. » Et pour cela entretenir le feu, la lumière, le rêve, la bénédiction même, et se voir « Prince de l’Éternité », en proximité et sous le regard des autres chercher la consolation. Sous quelle forme ? En messager de Dieu annonçant le Terrible et l’Angoissant, avec, dans le visage, quelque chose de féroce : « C’est que la vie n’est pas autre chose que cela : un horrible feu de flammes ! »

Bois vert pourrait être la transcription d’une suite de rêves ou d’images surgis des profondeurs d’une âme obscure ou descendue d’une lumière crue. Reste cette force qui jaillit de l’ombre pour dire « J’existe ». Mes jambes existent. « Je puis franchir le seuil ». Un livre singulier.

DULLA

 

Congo

 Éric Vuillard, dans un genre qui lui est propre, le récit, entraîne le lecteur dans la prise de possession du Congo par le Roi des Belges, Léopold, non pas au nom de l’État dont il est le souverain, mais dans le but d’assouvir un désir personnel.

Cette emprise royale se décida le 26 février 1885 à Berlin lorsque 14 nations, à l’instigation de Bismarck, signèrent un accord officialisant une bien mauvaise action : le partage des richesses d’un continent dont le bassin du Congo était le cœur. Les plénipotentiaires, figures d’opérette qui feraient rire si elles ne disposaient du pouvoir de prendre des décisions terrifiantes, défilent sous les yeux du lecteur dans toute leur vanité, leur ignominie et leur inhumanité. C’est sous cette table de négociation que plus tard Hitler fera creuser son bunker qui sera bombardé en 1945.

Donc, en 1885, arrivent dans le bassin du Congo, fleuve magnifique et forêt splendide, quelques hommes de main du Roi des Belges chargés d’exploiter les populations, d’en faire payer les frais généraux aux habitants et d’exporter les richesses vers l’Occident. Sous couvert d’une association philanthropique, « L’association internationale africaine », l’État indépendant du Congo devient une entreprise commerciale de caoutchouc fonctionnant à coups d’expéditions punitives, d’actes de cruauté inouïe et de comportements horribles.

L’écrivain adopte un ton de moquerie, d’insolence et d’ironie pour dire les misérables desseins des petits laquais de Léopold. Car, dit-il, les choses n’ont pas de prix, elles roulent hors d’elles-mêmes comme un long sanglot ».

DULLA

 

Conquistadors

 Dans une langue puissante qui n’hésite pas à plonger dans l’histoire biblique et antique, Éric Vuillard chronique la conquête de l’or en Amérique latine, métal précieux pour l’empereur Charles Quint qui règne sur l’Europe au XVIe siècle.

Soldats, brigands, vagabonds, assassins, sans travail, artisans, ils arrivent 189 en Amérique du Sud autour de Pizarre et ses frères, possèdent des chevaux et des arquebuses, armes décisives que les Indiens ne connaissent pas. L’objectif : prendre l’or qui brille partout sur les murs des cités incas, Caxamara, Cuzco ; l’or, symbole du monde ; un tribut pour Dieu. L’or pour Dieu.

Une aventure de souffrances et de sang. Une longue route dans les montagnes et la forêt, sur les hauts plateaux et dans les plaines côtières où les Indiens accueillent les Espagnols avec bienveillance et se retrouvent soumis ou anéantis.

Tel est le roman de la civilisation européenne où les chefs conquistadors Benalcazar, Alonso de Alvarado, Pedro de Alvarado, Hernando de Soto, compagnons de Pizarre devenus adversaires, prolongent leur épopée jusqu’au Chili et même jusqu’au Mississipi. Ces hidalgos d’opérette profitent des rivalités entre Incas pour nouer des alliances perfides bientôt trahies afin de piller et ruiner le Pérou et d’y laisser la variole qui décimera les peuples indiens.

Conquistadors est un roman des violences inouïes, des sentiments vulgaires et des calculs sordides. Sur un ton grave et distancié, l’écrivain raconte cette obsession des Européens lourde de tant d’ignominie : « on allait rapporter en Europe l’or, le maïs, le tabac, la patate et la syphilis ».

DULLA

 

La bataille d’Occident

 Éric Vuillard se penche sur la guerre 14-18, l’invention des écoles de guerre, de l’institution de la circonscription et des promesses de carnage de jeunes vies qu’elles génèrent. Ce que l’on appellera la chair à canon et la grande boucherie occultent ce qui est pourtant bien ressenti : la perte du bonheur ordinaire et de la joie de vivre.

L’auteur extrait de cette époque de malheur quelques figures. Schlieffen est l’une d’elles. Un militaire. Un stratège en chambre. Un homme dangereux. Ses travaux seront utilisés par l’État- major allemand pour mener l’offensive contre la France. Les figures de jeunes princes et de jeunes assassins à Sarajevo sont autant d’atteintes à la vie en ce mois d’août 1914 où les jeux d’alliances entre les nations entraînent la suite d’événements guerriers où les « exploits » des hommes sont capables de faire d’un coup en une journée 27 000 morts. Ce ne sera qu’un début.

L’écrivain, en un style incisif, critique les vanités mortifères des puissants, et le lecteur est emporté, d’une bataille l’autre, à vivre des situations absurdes. Parfois il utilise des techniques d’écriture de roman noir pour saisir précisément ce qui se passe quand une balle s’extrait du canon ou que tonne la Grosse Bertha, ou encore, quand les soldats, de part et d’autre, s’enfoncent dans les tranchées établissant « un long collier de chair humaine entre deux pays ». Un roman noir, celui de l’Occident qui ne cesse de découvrir en lui « un abîme nouveau ».

« Toute la science du monde et tous les plaisirs ne le consoleront pas » écrit le romancier dans une pointe d’amertume et de défi. D’où cela vient-il, pourrait questionner le lecteur ?

DULLA

 

La guerre des pauvres

 Dans La guerre des pauvres Éric Vuillard part de la personne de Thomas Müntzer au XVIe siècle pour livrer au lecteur l’exigence radicale des pauvres face aux puissants, aux riches, à l’Église catholique corrompue. L’histoire de Thomas Müntzer est en effet très emblématique d’un mouvement de révolte commencé deux siècles auparavant en Angleterre, toujours avec des figures de proue. D’abord John Wyclif prônant la relation directe entre Dieu et les hommes, la pauvreté évangélique, l’abolition de la transsubstantiation, la traduction de la Bible en anglais, l’esclavage comme pêché et le tirage au sort des papes. Puis John Ball et la lutte farouche contre la Poll Tax ; et encore Wart Tyler et plus de 100 000 insurgés marchant sur Londres et investissant la Tour de Londres ; Jack Cade ; John et William Merfold. Le monde des pauvres se lève pour dénoncer l’insupportable et c’est ce même mouvement, cette même exigence qui exhortera Jan Hus en Bohème à provoquer des émeutes contre l’argent, le pouvoir et les princes. Comme les autres, Jan Hus trouvera la mort et sera brûlé.

Ce combat, Thomas Müntzer le porte avec détermination. La propagation des idées est d’autant plus rapide que l’imprimerie a été inventée cinquante ans plus tôt. Les écrits de Martin Luther le réformiste, ceux de Thomas Müntzer le révolutionnaire, « Manifeste de Prague », « Protestation » circulent à grande vitesse. L’auteur montre bien comment cette voix insolente, drainant des milliers de « pauvres laïcs et paysans », monte d’un cran à chaque étape de la rébellion jusqu’à dire explicitement « il faut tuer les souverains impies ». Mais les pauvres, si nombreux qu’ils soient, n’ont que des prières à formuler devant les arquebuses, et Thomas Müntzer aura la tête tranchée, à la hache.

DULLA

 

 Tohu

 Éric Vuillard offre à la lecture un ensemble de textes étranges intitulé Tohu, un monde hallucinant où les formes se métamorphosent, s’interpénètrent, se défigurent, se génèrent les unes les autres, évoluent en des espaces énigmatiques et meurent, laissant derrière elles comme des spectres aux masques de chairs et des bribes d’esprits.

Et l’homme, là-dedans ? Il est « un aggloméré de forces captives d’autres forces et qui avancent les unes dans les autres » traversant l’épaisseur de sa peau, substance frontière permettant d’être hors de soi, de se voir hors de soi dans une sorte de va-et-vient saturant allégrement la pensée et le corps.

C’est comme un allaitement/halètement du texte, de la voix, de la langue. Une respiration qui plonge ses racines, si l’on peut dire, dans « l’affreuse maturité » des ancêtres pesant sur les vivants. Des ancêtres qui collent à la peau et dont il est difficile de se défaire.

Comment sortir de l’effroi ? En acceptant, par exemple, d’être en relation avec les bêtes qui sont insouciantes des ancêtres et savent gagner leur autonomie. Ou s’ouvrir à l’arbre et le laisser pénétrer le corps de l’homme au risque de le faire éclater.

Le livre Tohu en gestation de Bohu sans doute est une invitation à danser la vie en une « fécondation multiple et prodigieuse » source de beauté et de vérité pour un monde à venir. Laisser les rêves insensés surgir de la transe et accompagner l’écriture des livres en un palimpseste infini où les gens verront de leurs yeux éclatant de lumière leur pensée, leur voix, leur imaginaire, telle est l’invitation de l’auteur à peupler l’inhabitable. Un vrai défi !

DULLA

 

 Tristesse de la terre

 Dans Tristesse de la terre Éric Vuillard propose au lecteur un récit bien documenté autour du mythe de Buffalo Bill et de son légendaire spectacle, le Wild West Show. On découvre comment « un margoulin de la pire espèce » inventa le show-business à partir de la figure de l’ancien bûcheron chasseurs de bisons jusqu’à faire jouer à Buffalo Bill la parodie de sa propre vie.

L’entreprise pourrait paraître à la fois sympathique et pathétique si elle ne croisait l’histoire tragique des peuples indiens d’Amérique du Nord et ne la transformait pas en fiction pour nourrir « une formidable contribution à l’histoire de la civilisation ».

Il y a d’abord l’intégration dans le WWS du vainqueur de Little Big Horn, Sitting Bull, qui, chaque jour, fait le tour de piste solitaire sous les huées du public américain. Ensuite sera jouée la bataille de Wouded Knee où apparaît le cheval de Sitting Bull qui survécut à son maître et où chevauchent quelques Indiens rescapés de ce qui fut, en réalité, le massacre de Wouded Knee.

L’auteur, au fil du livre, révèle des détails de cette aventure du WWS qui se poursuivra en des tournées européennes, racontant, par exemple, le destin de « la bannière étoilée » qui deviendra l’hymne des États-Unis. Un show qui inspirera l’invention du Luna Park. Le spectacle ‒ l’hymne au regard ‒ prend alors dans ce beau récit d’Éric Vuillard une sensibilité poétique zvec l’attention portée à l’observation des flocons de neige par Wilson Bentley pour dire simplement « juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défilent ».

DULLA

 

Une sortie honorable

 Le dernier livre d’Éric Vuillard, Une sortie honorable, est un récit, celui de la pusillanimité des dirigeants politiques, de leurs relations endogamiques avec les banquiers et les industriels, et du cynisme que les uns et les autres affichent envers les soldats de la France qui sont avant tout des « coloniaux », des tirailleurs maghrébins, d’Afrique noire et des Annamites.

« Une sortie honorable » est l’expression employée en 1954 par le général en chef en Indochine, lucide sur l’issue militaire de la guerre menée contre une armée d’un peuple combattant pour son indépendance. Pendant ce temps, à Paris, une lutte s’engage entre ceux qui prônent un cessez-le-feu immédiat et ceux qui défendent un cessez-le-feu négocié. Une lutte qui prend l’allure de bouffonnerie, voire de pitrerie, à l’image des pratiques politiques de cette époque où la colonisation reste un socle de la vie politique. Seul, Pierre Mendès France garde la dignité d’un élu du peuple et avance l’idée d’une solution politique, « un accord avec ceux qui nous combattent ».

La force du livre d’Éric Vuillard tient aussi au ton employé tout au long du récit. Les descriptions des hommes de pouvoir sont féroces, leurs comportements analysés avec goguenardise. Avec une ironie farouche et une franche raillerie, l’auteur moque ces hommes qui gouvernent, en un style pas loin du genre pamphlétaire. Le lecteur pourrait en rire, mais ce qu’il voit aussi en même temps, c’est la souffrance des Annamites dans les forêts d’où on tire le caoutchouc, dans les mines d’étain, de charbon ou les gisements aurifères, et le mépris colonial à leur égard.

Continuée sous l’égide des États-Unis, la guerre provoquera le largage sur le Vietnam, petit pays, de 4 millions de tonnes de bombes en 30 ans.

DULLA